Postface d'Anne Gersten

Postface de Madame Anne Gersten, professeur émérite d’histoire de l’art à l’École Supérieure des Arts de Liège, et disciple du Professeur Jacques Stiennon. Éminente spécialiste des Sedes Sapientiae de l’aire mosane, Anne Gersten est l’auteur de l’ouvrage De la Grande Déesse à la Vierge en majesté, publié par l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique («Classe des Arts», 2011).

À la découverte de Notre-Dame de Germigny l’Exempt

En dehors des grands axes routiers actuels, dans le Bourbonnais, juste au milieu de la France s’étend au bord d’une rivière un petit village que peu de gens connaissent, où presque personne ne s’arrête plus : Germigny-l’Exempt.

Toujours « au milieu du village » , même si elle n’a plus le lustre d’antan, l’église et son exceptionnel  clocher-porche, pourtant visible de loin, signal intrigant, témoignent de l’étonnante destinée des hommes, des rois et des dieux de ce berceau de la France. L’église, à travers son programme monumental et iconographique donne à voir, et à déchiffrer, les rebondissements et les bouleversements d’une véritable épopée qui remonte à l’époque gallo-romaine et sans doute au-delà.

C’est à la découverte de ce joyau d’architecture et de sculpture qu’Emmanuel Legeard m’a conviée.

Au centre du tympan sculpté du portail qui s’ouvre sur la nef de l’église Notre-Dame de Germigny, trône une splendide Vierge en majesté, thème de convergence de nos études respectives[1]. Emmanuel Legeard m’a invitée à porter un regard complémentaire à sa lecture, à l’ouvrir peut-être aussi à d’autres perspectives et à pénétrer au cœur des multiples et possibles significations de cette image de la Vierge à l’Enfant.  C’est en suivant, à grands pas, le fil rouge du récit de l’auteur que j’en arriverai à l’objet de ma contribution.

Par sa connaissance approfondie de l’histoire de Germigny rencontrant la grande histoire, Emmanuel Legeard a montré l’évolution des rapports entre l’Église et le Royaume de France dénouant le jeu d’influences réciproques jusqu’au basculement de la conception césaropapiste du pouvoir au triomphe de la théocratie avec la réforme grégorienne. Sa lumineuse interprétation de l’architecture du clocher-porche et du tympan sculpté de Notre-Dame en fait le témoignage, aujourd’hui toujours présent à nos yeux, de ce carrefour entre deux mondes où se renverse, conclut-il, le rapport de force entre l’Église et l’État.

Par sa monumentalité, le clocher de Notre-Dame atteste de l’époque où les Capétiens, en dignes héritiers des Carolingiens, expriment par cette architecture de domination la fusion entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. La force du langage architectural, esthétique et symbolique, de ce clocher-porche tient à ses formes solides et sobres dérivant du carré primordial, à ses masses denses et pleines qui enferment, pour mieux en fixer les limites, les espaces, ces « vides » intérieurs, et les rares ouvertures. Le carré, symbole cosmique, en raison de sa forme égale des quatre côtés, est une donnée majeure de l’architecture romane. Le modèle à suivre par les maîtres d’œuvre et maçons devaient se référer au modèle suprême, le Saint des Saints du Temple de Salomon dont la forme cubique et les dimensions exactes sont décrites dans la Bible (Exode XXVII,1) [2]. Prolongement du Temple et de l’Arche d’Alliance, l’église romane « préfigure la Jérusalem céleste dont le Christ est la pierre angulaire[3]». Au portail, les chapiteaux sculptés à l’image de Jérusalem complètent de manière explicite la référence biblique.

À la structure et aux formes essentielles et significatives de l’architecture, s’ajoute au cours du XIIe siècle, un vaste programme iconographique sculpté, la fameuse «Bible de pierre» dite aussi «Bible des pauvres» qui met en scène et en images les Saintes Écritures et en permet ainsi l’accès à tous les fidèles de quelque rang qu’ils soient [4]. Les images sculptées prennent place sur les chapiteaux et aux tympans surmontant le portail. Les formes se plient, s’adaptent, se conforment, pour s’inscrire strictement dans le cadre architectural qui leur est imparti sans entamer la supériorité du langage symbolique de l’architecture. Risque dénoncé par Saint-Bernard qui, dans sa réforme cistercienne, prône un retour au seul langage architectural qui, maniant les formes élémentaires, pures, abstraites, le carré, mais aussi le cercle et le triangle, exprime par-là la primauté de la pensée sur la matière.

Sous le clocher, il faut traverser le porche ou narthex, passage obligé, moment de purification souligne l’auteur, avant de pénétrer dans la nef par le portail couronné de l’admirable tympan sculpté.

Relisons-le.  En son centre, solennelle, la Vierge Marie tenant sur ses genoux l’enfant Jésus, siège sur un trône somptueux, composé d’une banquette architecturée, d’un pose-pied et d’un imposant dais portés par de fines colonnettes. À droite, prend place en toute logique, « l’Annonce faite à Marie » en la présence discrète de saint Joseph tapi dans le coin inférieur de la forme arquée du tympan. Les trois personnages, Gabriel, Marie et Joseph, font ainsi pendant, dans un parfait équilibre de la composition, à l’Adoration des (trois) Rois-Mages disposés de l’autre côté à la droite de Marie et de l’Enfant qui porte son regard vers eux. Dans les voussures, suivant la courbe brisée du tympan, circulent six anges bienveillants. Un motif de palmettes finement ciselées borde le tout. Les retombées de l’arc s’appuient sur des colonnettes engagées couronnées de remarquables chapiteaux. Sculptés de délicates feuilles d’acanthe qui ploient légèrement sous le poids de somptueux édifices miniatures serrés les uns contre les autres, ils représentent la Jérusalem terrestre d’un côté et la céleste de l’autre. Sur les piédroits, subsistent quelques éléments d’un décor d’animaux fantastiques s’enroulant dans de délicats rinceaux aux motifs végétaux. Enfin, encadrant le tympan à sa base, de part et d’autre, se dressent un lion et un aigle [5].

Du foisonnement de motifs et de figures qui peuplent ce portail, d’emblée, le regard se porte sur la fascinante image de la Vierge en majesté qui trône au milieu de la composition. Inscrite dans le droit fil de la brisure de l’arc du tympan, bien qu’assise, elle domine par sa taille et par la majesté de son attitude, les autres personnages debout, agenouillé, ou assis présents à ses côtés. En regard de cette position centrale et dominante, considérons dans un premier temps, la Vierge en majesté comme telle, prise séparément, ce qu’autorise sa présentation face aux fidèles et non tournée vers les Mages. C’est aussi l’importance du trône, véritable architecture en soi, qui la tient à distance des autres personnages et renforce son «isolement».

Couramment appelé Vierge en majesté, le type iconographique de Notre-Dame de Germigny est plus précisément une Sedes Sapientiae. Fixé par les théologiens dès la proclamation du dogme de la Vierge Marie comme Mère de Dieu (Theotokos) au concile d’Éphèse (431), ce type iconographique devait refléter la conception théologique définie en ces termes par les premiers Pères de l’Église : « Mère de Dieu, temple du Verbe incarné, trône de Dieu » , « Siège de la Sagesse divine » ,  « Trône de Salomon » … et encore, assimilée et fusionnée dans l’idée de « Sainte Mère l’Église » et «Épouse du Christ»[6].

Le thème de Marie assise tenant l’enfant Jésus sur ses genoux, apparaît déjà spontanément sur les murs des catacombes, révélant l’importance qu’accordaient les premiers chrétiens à la mère du Fils de Dieu, bien que les Évangiles soient peu loquaces à son égard. C’est l’époque byzantine sous le règne de Justinien qui fixe clairement les modalités et caractéristiques de sa représentation. Propagé en Occident dès le VIIe siècle, principalement à travers les manuscrits enluminés, le type iconographique se perpétue jusqu’à l’époque romane où il prendra forme dans l’art de la sculpture. Dans le modèle byzantin, Marie, grave et solennelle, est assise de face sur un trône, identique à celui des empereurs. Son corps en épouse la forme. La tête haute, l’air impassible, elle regarde droit devant elle, les yeux fixes et largement ouverts mais semble ne voir personne. Regard d’éternité qui transcende les choses d’ici-bas. Elle ne prête pas non plus d’attention à son Fils qu’elle maintient sur ses genoux et présente à l’adoration des fidèles, à la fois avec douceur et fermeté.  Assis de face sur les genoux de la Vierge, dans la même position, indissociable, il en épouse les formes qui elles-mêmes sont rigoureusement ajustées à la forme du trône qui la porte. Adulte « en petit » plutôt qu’enfant, il porte le même regard profond figé et lointain, il bénit de la main droite, et de la gauche il désigne Le Livre posé sur ses genoux ou le tient serré contre lui.

Le sentiment d’amour d’une mère pour son fils est totalement absent de cette représentation. C’est le dogme de l’incarnation, «le Verbe s’est fait chair», qui est significativement mis en images. Marie, la Mère de Dieu, est le Siège (Sedes) – l’instrument, en quelque sorte – de la parole incarnée (Jésus-Christ) qui est la Sagesse (Sapientia) d’où le terme de Sedes Sapientiae pour nommer ce thème iconographique.

Au hiératisme austère de ce modèle oriental, succède à Germigny, un adoucissement, une élégance des attitudes et gestes de Marie et de l’Enfant, sans toutefois entamer aucunement la solennité qui en émane. La Vierge de Germigny est bel et bien une Sedes Sapientiae, dans toute sa splendeur et, les Mages se prosternent non pas, ou non seulement, devant l’Enfant Jésus mais devant le «bloc marial»[7] . Bloc marial, rappelons-le, dans lequel Marie, par sa taille et sa prestance, témoigne de son rang et domine les rois eux-mêmes.

En outre, le trône, exceptionnellement architecturé, petit édifice dans l’édifice, constitue une véritable enceinte qui met en évidence, avec faste et magnificence, la Vierge en Majesté. Impératrice ou reine au sein de son « palais » qui ne serait autre que la célèbre basilique Sainte-Sophie (Haghia Sophia) de Constantinople. L’imposant dais de ce trône évoque incontestablement la grande coupole centrale qui repose sur un tambour percé sur tout son pourtour, de baies rectangulaires identiques. Ainsi à Germigny, Marie, Siège de la Sagesse et allégorie de l’Église, trône sous le dôme de la première grande basilique chrétienne d’Orient dédiée à la Sainte Sagesse, à savoir le Christ préfiguré par Salomon, le Sage, et son temple.

La démonstration d’Emmanuel Legeard s’en trouve confortée qui voit dans l’iconographie de ce portail la rencontre entre l’histoire biblique et l’histoire de France où, en passant par Constantinople, se croisent sur la route entre l’Orient et l’Occident les Mages, les pèlerins et les croisés. Les Mages donc, s’inclinent devant le « bloc marial » et, c’est le regard de l’Enfant porté sur eux qui franchit la «barrière architecturale » du trône et les relie. Le lien s’établit aussi tout naturellement par la position de l’Enfant assis de trois-quarts sur le genou gauche de Marie ainsi tourné dans la direction des Mages.

Si, comme l’a montré Emmanuel Legeard, le Christ en Majesté sur le tympan des églises, ayant cédé sa place à sa mère, la Sainte Mère l’Église, atteste du passage du césaropapisme à la théocratie et, de l’époque romane à l’époque gothique, les caractéristiques stylistiques en sont aussi le témoignage.

À Germigny, comme à l’époque romane – et avant, byzantine – la Vierge est encore assise sur un trône en position frontale et hiératique, avant qu’elle ne s’impose bientôt, debout, naturelle et aimante aux trumeaux des cathédrales et dans les innombrables « Belles Madones » de l’époque gothique. L’époque gothique, théocratique, est aussi celle d’autres grands bouleversements du point de vue théologique. Les fondateurs, au XIIIe siècle, des ordres mendiants, franciscains et dominicains, simplifient le langage apostolique et humanisent le rapport de l’homme à Dieu. Et quant à l’image de Marie, comme l’écrit Émile Mâle, « elle ne semblait ni femme, ni mère, elle était la pure pensée de Dieu, mais il apparut que cette apothéose débordait l’humble cadre de la vie, et la Vierge fut désormais replacée dans son temps et dans sa tâche [8]». L’affection et la tendresse, réciproques, de la mère pour l’enfant, voilà ce que les sculpteurs d’images mariales vont dorénavant exprimer. Nouvelles formes et attitudes plus naturalistes, émotions et sentiments humains n’épargneront pas le thème austère de la Vierge en majesté. Sa signification théologique comme Sedes Sapientiae, symbole de l’Incarnation et instrument de la Rédemption, va progressivement s’effacer au profit de l’expression de l’amour maternel.

Les signes de cette métamorphose sont clairement présents à Germigny. Légèrement potelé, le visage de Marie est modelé avec une grande douceur ; elle esquisse un léger sourire. Si, dans la main droite elle tient dignement un sceptre ou une fleur de lys, riche de signification allégorique, sa main gauche se pose simplement, délicate et affectueuse, sur l’épaule de l’Enfant. L’Enfant, lui, assis sur le genou gauche de sa mère, ne « siège » plus à sa place, au milieu du giron de la Vierge Marie. Sa position, certes, lui permet de mieux recevoir l’hommage des Rois, mais ainsi, «mis de côté», il laisse mieux apparaître le naturalisme et la féminité du galbe des formes élégantes du corps de Marie. Et l’on sent frémir la vie sous les ondulations fluides et souples des plis de la robe et du manteau qui la parent somptueusement. Ce sont là déjà les caractéristiques du style gothique, expression de cette aspiration à rapprocher le divin du monde réel.

Rappelons que dans la sculpture romane, indifférentes à quelconque ressemblance au réel, les formes des corps se plient au cadre architectural et s’adaptent au plan mural. Les plis des drapés sont traités en surface, ils forment un dessin linéaire et se répètent en rythmes réguliers et parallèles ou s’enroulent en spirale pour suggérer une forme, un mouvement, une attitude. À Germigny, la composition du tympan répond encore à la conception sculpturale romane imposée par ladite «loi du cadre» mais ici déjà, les corps et les attitudes des personnages conquièrent une vérité d’apparence et s’éveillent à la vie et au monde sensible. «L’on préfère désormais la chose vue à la pensée rendue visible[9]».

Et pour conclure : même si le dogme de l’Assomption ne fut confirmé par l’Église qu’en 1950, les Chrétiens ont toujours cru qu’au terme de sa vie terrestre, la Vierge Marie, corps et âme, était montée au ciel. En couronnant Marie – à l’époque romane, Marie ne porte pas de couronne – , les sculpteurs de Germigny faisaient d’elle non seulement le Siège de la Sagesse, mais aussi la Reine du ciel. Chef-d’œuvre d’une richesse incomparable aux niveaux iconographique, allégorique et artistique, la Vierge en majesté de Germigny est une apothéose de Marie comme Siège de la Sagesse, Sainte Mère l’Église, Épouse du Christ, Reine du ciel, et Reine de France, ajoute Emmanuel Legeard, mais tout à la fois, elle annonce aussi la fin du concept pur de la Sedes Sapientiae.

De la Grande Déesse à la Vierge en Majesté

Ces innombrables qualités de la Vierge Marie se sont ajoutées les unes aux autres, de concile en concile, au cours de la longue histoire du christianisme et de son Église. Partie de presque rien, Marie, femme d’un modeste charpentier, l’humble «servante du seigneur», fut hissée au rang de Mère de Dieu, on le sait, par le concile d’Éphèse, en 431. L’objet de ce concile, au départ, était de définir la nature divine et humaine, unique ou double, de Jésus-Christ. Le concile trancha et proclama l’existence de deux natures en Jésus-Christ en une seule personne. Et dans la foulée, la Vierge Marie fut reconnue non seulement comme mère de Jésus, mais comme Mère de Dieu (Théotokos). Jésus serait donc né en deux temps, d’abord de façon intemporelle et incorporelle, le «logos», à partir du Père et ensuite, devenant « chair » à partir du corps d’une mère. Désormais «extra-ordinaire», non seulement comme mère de Jésus mais Mère de Dieu, Marie l’est aussi par sa maternité virginale dont le but, dans le chef des premiers Pères de l’Église, est de signifier la filiation divine de l’Enfant (ce qui est figuré au portail de Germigny par la scène de l’Annonciation).

Ce paradoxe de la vierge-mère, qui peut heurter la sensibilité moderne, est présent dans toutes les religions et mythologies antiques. Il remonterait aux sources d’un monde vraisemblablement matriarcal où la première divinité de l’histoire aurait été une femme, la Terre-Mère, Mère des dieux et des hommes. Cette Grande Mère ou Grande Déesse, fut ensuite évincée par un omnipotent patriarcat familial, social et divin lorsque le Ciel-Père prit sa place. La Déesse devait toutefois survivre dans l’ombre jusqu’à sa conversion dans l’énigmatique image de la Vierge Marie[10].

En Anatolie, le site de Çatal Hüyük, une des premières grandes cités néolithiques du Proche-Orient, a mis au jour une sculpture exceptionnelle d’une Grande Déesse parturiente. Opulente et monumentale, elle est assise sur un trône imposant, sans doute le premier de l’histoire. Ses bras s’appuient avec solennité sur deux puissants fauves, domptés, qui lui servent d’accoudoirs[9]. Dans l’iconographie du site anatolien, la déesse est parfois dédoublée. La deuxième, dans ce cas n’enfante pas. Idée de maternité et virginité sont ainsi réunies en sa seule personne. Par ailleurs, la présence masculine ne se manifeste qu’à travers l’image du taureau qui, s’il symbolise bien l’homme, n’a pas pris forme humaine et est entièrement subordonné à la déesse – certaines représentations la montrent enfantant un taureau. Plus qu’un symbole de fécondité – déjà énoncé dans les Vénus aurignaciennes – , elle apparaît désormais comme un véritable personnage mythique, un « être » suprême, une mère universelle, mère des dieux et des hommes[12]. La tentation est grande d’y voir une préfigure de la Vierge en majesté. Raccourci audacieux certes, mais la mission s’avère impossible de retracer ici, dans ces quelques lignes, les multiples images et significations mythologique, religieuse, sociale et politique dont s’est parée la Grande Déesse partout présente, des premières grandes civilisations de l’Antiquité jusqu’à l’avènement du christianisme et sa sublimation dans l’image de la Sedes Sapientiae[13].

Revenons à Germigny. Le village actuel, anciennement Germiniacus, est installé, nous dit Emmanuel Legeard, sur une ancienne villa gallo-romaine, elle-même succédant vraisemblablement à une occupation néolithique, comme c’est souvent le cas. La présence d’un cours d’eau à cet endroit confirmerait cette hypothèse. Dans la Gaule romanisée, les croyances religieuses et cultes, multiples et complexes, reposent à la fois sur l’ancien fond celtique et sur la religion des envahisseurs. D’origine indo-européenne comme les Celtes, les Romains, après avoir conquis la Grèce, assimilent les dieux et les mythes grecs à ceux de leur propre religion primitive. Au fur et à mesure de l’expansion de l’empire, les Romains se laissent aussi séduire par les religions orientales et les cultes à mystères répandus dans les pays conquis. Le culte du dieu solaire iranien Mithra, dieu de la lumière, de la justice et de la guerre rencontre un vif succès à Rome. Plus nombreux encore sont les adeptes des cultes d’Isis et de Cybèle et d’autres encore… Cette multiplication et cette diversité de croyances et pratiques cultuelles présentant beaucoup de points communs (mythe de fécondité, idée de naissance, vie, mort et résurrection, désir d’immortalité…) allaient déboucher sur une assimilation réciproque de tous les dieux. Cybèle, la Magna Mater, forme phrygienne des antiques déesses Inanna (sumérienne), Ishtar (babylonienne) et Astarté (cananéenne) fut d’abord assimilée par les Grecs à Rhéa, sœur et épouse de Cronos, ensuite à Déméter ou à Aphrodite et plus tard à Cérès ainsi qu’à Isis.

Le culte d’Isis, sans doute le plus répandu à Rome dans l’Antiquité tardive et dans le monde gallo-romain, a coexisté avec le christianisme et le culte de Marie jusqu’aux IIIe et IVe siècles de notre ère selon les régions. Isis et Marie se sont donc sans doute croisées à Germigny, comme l’atteste la découverte archéologique sur son territoire d’un atelier de sculpture qui produisait en série des figurines de la déesse égyptienne[14]. Telle la Vierge en majesté dans le modèle romano-byzantin, Isis est toujours représentée assise sur un trône allaitant son divin fils Horus posé sur ses genoux. Hiératique et solennelle, elle transcende toute expression de sentiment maternel pour mieux faire apparaître sa fonction suprême de «mère de dieu». Étrange similitude encore entre les termes «Siège de la Sagesse» pour désigner Marie portant l’Enfant-dieu et le nom d’Isis qui signifie «siège»[15]. Isis est donc aussi le siège sur et dans lequel prend place Horus, autre enfant-dieu. Dans les textes, Isis est la « Déesse aux nombreux noms, Mère divine, Mère de tous les dieux, Reine du ciel, Étoile de la mer, Consolatrice, Salvatrice du genre humain… » . De quoi semer la confusion !

Par ailleurs, dans le monde celtique et romain, à côté du panthéon officiel se développe un culte domestique de la Mater, une Terre-Mère, déesse de la fécondité et de la fertilité, dont l’origine remonte au néolithique. Ce culte des Matres et leur représentation le plus souvent sous forme de statuettes en pierre ou en terre cuite abondent dans la Gaule romanisée. Assise sur un siège, qui a parfois l’allure d’un trône, elle porte sur ses genoux un ou deux enfants qu’elle allaite dans la plupart des cas. Placés dans les maisons dans de petits sanctuaires, les Matres veillent sur un groupement humain ou sur une région. Le caractère naturaliste et narratif, sans grande prétention esthétique, de cette abondante production de figurines allait bientôt, surtout dans les provinces et les campagnes, servir de modèles aux premiers artistes chrétiens pour représenter la mère de Jésus et, bien souvent tout simplement l’on prit l’une pour l’autre. Nombreux sont aussi les récits de découvertes miraculeuses de statues de la Vierge exhumées d’un champ de blé, de l’écorce d’un arbre ou d’une fontaine… qui devinrent bientôt les lieux des premiers sanctuaires dédiés à Marie. Ces statues n’étaient rien d’autre qu’une ancienne Déesse-Mère que les paysans prenaient pour l’image de la Vierge[16].

Comme le rappelle très justement Emmanuel Legeard, l’Église «au lieu de s’opposer frontalement au vieux fonds païen » l’a assimilé et, « moyennant un habillement compatible», a opéré un transfert des anciennes croyances vers le nouveau message chrétien. C’est dans cette lecture de l’histoire qu’il faut comprendre l’extraordinaire importance accordée dans le christianisme à la Vierge Marie en ce qui la relie au mystère de la vie, au mythe de la femme, à sa virginité et à sa fécondité.

La permanence de ce thème à travers les âges est évidente. Mais soulignons ici une distinction essentielle entre la Grande Déesse et la Vierge Marie à qui l’Église n’accorda jamais de statut divin, même si elle monte au ciel et en devient la reine. Et pourtant, les perpétuelles mises en garde dans l’histoire du christianisme, contre les excès du culte de Marie, de son adoration plutôt que de sa vénération, ainsi que les craintes récurrentes d’amalgame et de confusion avec la Grande Déesse via Cybèle, Astarté ou Isis, ne sont-elles pas une preuve de ces réelles confusion et similitudes effectives entre les deux rivales[17]? Au-delà du processus d’acculturation par lequel subsiste entre la Grande Déesse et la Vierge Marie certains traits communs aux mythes et religions païennes, la figure de Marie pourrait se fondre dans l’image de l’archétype défini par Carl Gustav Jung. La vénération d’une figure féminine, virginale et maternelle, déesse, déifiée ou sanctifiée traverse toute l’histoire de l’humanité. Même si la figure mariale consciemment «construite», n’appartient qu’à la religion chrétienne, elle « fonctionne » sans doute aussi comme un des archétypes majeurs de l’inconscient collectif[18].

Anne GERSTEN

Notes

[1] GERSTEN, Anne, De la grande déesse à la vierge en majesté, histoire d’un mythe par l’image, Bruxelles, Académie royale de Belgique, coll. « Classe des Arts », 2011.

[2] DAVY, Marie-Madeleine, Initiation à la symbolique romane (XIIe siècle). Nouvelle édition de l’Essai sur la symbolique romane, Flammarion, coll. Champs, 1977, p. 179.

[3] ibid., p.181.

[4] NDLA (E.L.): comme je l’explique dans l’ouvrage, mon opinion diffère, sur ce point, de celle d’Anne Gersten. Je pense, comme Yves Christe ou Quitterie Cazes, que les grands programmes iconographiques ont essentiellement pour fonction de fixer l’unanimité doctrinale que Rome entend promouvoir parmi les clercs lettrés, et ne concerne donc pas en priorité le peuple analphabète. Mais il n’y a, non plus, aucune raison d’exclure totalement la pluralité des niveaux de lecture ou la coexistence entre programmes iconologiques majeurs réservés à la portion intellectuelle du clergé et programmes mineurs – épitomés de pierre – que les imagiers adressent au peuple.

[5] NDLA (E.L.): il s’agit selon moi du lion et du basilic du Psaume 91:13, mais d’autres interprétations sont naturellement possibles, surtout en raison de l’état d’endommagement de ces sculptures qui interdit de prononcer un avis définitif.

[6] Saint Irénée (v. 130-202), Clément d’Alexandrie (v. 150-215), saint Augustin (354-430), Cyrille d’Alexandrie (412- 444), Jean Damascène (676-749).

[7] LEGEARD, Emmanuel, chapitres III et IV et note 289 du présent ouvrage.

[8] MÂLE, Émile, ouvrage cité, p.233.

[9] HUYGHE, René, Sens et destin de l’art, t. II, De l’art gothique au XXe siècle, Paris, Flammarion, 1967, p.30.

[10] Tous les historiens ne s’accordent pas sur cette théorie de la filiation entre la Grande Déesse et la Vierge Marie. Parmi les défenseurs, citons I. FORSYTH, M. GIMBUTAS, J. PRZYLUSKI, J. CAUVIN, C. COHEN, E. NEWMANN; parmi les détracteurs, Ph. BORGEAUD, F. DUNAND, S. VANSEVEREN.

[11] La déesse baptisée «Maîtresses des fauves», image de sa puissance, est présente dans plusieurs mythologies ultérieures, jusqu’à Artémis déesse grecque de la chasse et des forêts dont Homère, dans l’Iliade, parle en ces mêmes termes. Le symbolisme de la domination des fauves, et plus particulièrement à travers l’image du lion, sera ensuite transféré au héros masculin Gilgamesh dans la célèbre épopée mésopotamienne et, dans la Bible, au prophète Daniel « dans la fosse aux lions ». Relevons encore qu’Artémis, héritière de la grande déesse anatolienne, et bien que rare déesse vierge de l’Olympe, était vénérée comme déesse de la maternité dans son temple l’Artémision à Éphèse, un des plus grands sanctuaires de l’Antiquité. Ce n’est sans doute pas un hasard que se situe, à quelques pas d’Éphèse, la maison où la Vierge Marie aurait vécu après la mort du Christ jusqu’à son Assomption. À Éphèse encore, fut aussi construite une église dédiée à Marie dans le contexte du fameux concile qui devait l’élever au rang de Mère de Dieu.

[12] CAUVIN, Jacques, Naissance des divinités, naissance de l’agriculture. La révolution des symboles au néolithique, Paris, CNRS éd., 1997, p. 53.

[13] Objet de mon ouvrage cité plus haut.

[14] Découverte archéologique faite à Arrangy (aujourd’hui Rangy) en 1868 et rapportée par Emmanuel Legeard.

[15] Le signe hiéroglyphique du nom d’Isis qui signifie siège se lit aset ou hesat dont les Grecs ont fait Esis :  BELL, Harold Idris, Cults ands Creeds in graeco-roman Egypt, Liverpool, 1954, p.16. Cité par TRAN TAM TINH, V., Isis lactans. Corpus des monuments d’Isis allaitant Harpocrate, Leiden, E.J. BRILL, 1973, p.2.

[16] MÂLE, Émile, ouvrage cité, p. 36 et 282.

[17] NDLA (E.L.): Ajoutons que c’était là aussi l’opinion de Robert Turcan, éminent spécialiste dont j’ai eu l’avantage de suivre quelques-uns des tout derniers cours, et qui écrivait, dans Les Cultes orientaux dans le monde romain: «Le culte d’Isis resta longtemps un grand rival du christianisme. En elle s’absorbèrent les grandes déesses du paganisme gréco-latin (…) Même après Théodose, en novembre 417, le poète gaulois Rutilius Namatianus put encore voir fêter à Faléries l’Invention d’Osiris. Mais Isis résista beaucoup mieux que son époux: ses idoles servirent quelquefois d’images de la Madone portant son fils sur son bras.» (TURCAN, Robert, Les Cultes orientaux dans le monde romain (1989), Paris, Les Belles Lettres, coll. « Histoire », 1992, p.67-68).

[18] JUNG, Carl Gustav, Les Racines de la conscience. Études sur l’archétype, Paris, Buchet-Chastel, Le Livre de Poche, 1971, p. 105 et 113.