Extraits : le choix des lecteurs

« Même s’il procède par touches allusives, il n’est pas jusqu’à Suger, peut-être un peu froissé d’avoir été écarté des confidences, dont le récit apologétique ne suggère les faux-semblants de l’équipée germinoise. Déjà, le portrait moral qu’il esquisse d’Alard Guillebaud, « beau parleur de son métier » (vir peritus linguaeque venalis), suscite aussitôt la méfiance et l’on s’étonne du crédit qui lui est accordé sans hésiter par le roi des Francs. On a traduit, de manière assez inepte, « vir peritus et linguaeque venalis » par « un moult sage homme et bien parlant », un « renommé praticien », un « homme éloquent et rusé ». En réalité, la description de Suger est fortement péjorative. Elle est même parfaitement injurieuse. Elle implique sans ambiguïté qu’Alard est un manipulateur qui a l’habitude de prostituer son talent de plaideur. Dans le droit romain, une « sententia venalis » est un verdict obtenu par la corruption qui est nul si découvert. Dans la littérature latine classique et médiévale, un « homo linguae venalis » est un corrompu qui vend sa voix. Ainsi le sénateur Curion, type même d’homo linguae venalis, est « retourné » par César moyennant une forte somme d’argent. Dans la Pharsale, le poète romain Lucain l’accable de son mépris à cause de son effronterie et de son éloquence vénale: « Hos jam mota ducis, vicinaque signa petentes/Audax venali comitatur Curio lingua » (Pharsale, I, 269). Or non seulement cette littérature est familière au Moyen Âge où Lucain, très populaire, jouissait d’un grand prestige, mais encore Suger compte parmi ses modèles la Pharsale de Lucain, qu’il connaît apparemment par cœur, et qu’il cite souvent de manière plus ou moins textuelle dans la Vie de Louis VI. Il n’est donc pas permis de douter qu’homo linguae venalis a le même sens chez Lucain et Suger. »

« Ainsi, le capricorne, associé au solstice d’hiver donc à la Nativité et à la traversée de l’eau de la ténèbre hivernale, quitte celle-ci en abandonnant son corps de poisson pour entreprendre l’ascension vers la lumière divine sous sa forme caprine. Le signe évoque, sur le plan astral, la Janua coeli, la porte du Ciel – autrement dit : la porte du Paradis retrouvé. Certains auteurs comme Philippe de Thaün suggèrent que les nœuds de la queue du capricorne représenteraient les liens qui retiennent les pécheurs piégés dans la mort. Quant à l’arbre de vie, héritage du hom traditionnel des Perses, il est la plante d’immortalité qui régénérera l’univers. Arbre de la mort du Christ – c’est le bois de la Croix – il est par conséquent l’arbre de la vie éternelle, et représente également le Paradis retrouvé, comme dans le Psautier du New Minster de Winchester (XIe siècle). Enfin, le thème des cerfs affrontés évoque encore le Paradis retrouvé. La fusion du motif antique avec le Psaume 41:2 – « Comme un cerf brame après les eaux courantes (…) mon âme a soif de Dieu ! » – amène l’évocation d’une communion aux sources de la vie qui est fontaine du Paradis, calice contenant le sang du Christ, ou eau baptismale. Composé entre le IIe et le IVe siècle, le Physiologus ira jusqu’à faire du cerf le symbole même du Paradis retrouvé puisqu’il est l’ennemi du serpent, cause de la Chute. A Germigny, les cerfs jaillissent des sources comme s’ils étaient l’expression même de la Vie éternelle, et le bas du chapiteau est cerclé par une rangée de coquilles Saint-Jacques surmontant des vaguelettes. Or, dans l’Antiquité païenne ou paléochrétienne, ces coquilles servaient aussi bien à se désaltérer ou verser l’eau baptismale que d’offrandes mortuaires. Les rapports avec la mort et la résurrection, avec le baptême et la fontaine de vie sont évidents. »

« La Sedes Sapientiae illustre en effet le triomphe eschatologique de l’Église, et suggère donc fortement la volonté d’ascendant physique et moral du Saint-Siège en cet « âge des croisades », où la Christianitas doit être considérée comme l’entité géopolitique porteuse de la théocratie pontificale. Dans cet ordre d’idées, on comprend aisément que le monopole du sens de l’histoire représente un enjeu capital puisqu’il assure l’empire sur l’espace. En particulier, si Rome peut se présenter comme capitale de la Christianitas, donc comme son facteur d’intégration territoriale, c’est parce qu’elle confisque le message eschatologique au nom du principe d’incertitude. Après l’« omnia consummata sunt », en effet, il ne reste plus en attendant un dénouement dont on ne sait « ni le jour, ni l’heure » qu’à piétiner dans une répétition liturgique préparatoire à la fin des temps où le devoir du Chrétien consiste à prouver sa foi « eucharistique » en Dieu à travers une stricte obéissance à l’élite cléricale. Ainsi, la finalité d’un sixième jour sans fin justifie l’autorité que l’Église tire de sa mission eschatologique en lui assignant la maîtrise de l’horizon historique, c’est-à-dire la faculté de différer indéfiniment l’échéance d’un Jugement dernier qu’elle présente simultanément comme imminent. »

« Épain est sans doute d’origine gauloise, mais il dérive beaucoup plus probablement de penno, « tête », ce qui a le mérite d’éclairer non seulement l’origine du nom, mais encore celle de la céphalophorie de saint Épain. Car le thème de la céphalophorie ne se répand qu’à la toute fin du haut Moyen Âge. Tardif, il semble essentiellement lié à l’idée de résurrection de la chair puisqu’il trouve sa signification profonde dans la conviction d’un « corps glorieux », c’est-à-dire que le corps mutilé du saint se reconstituera spontanément en ressuscitant. C’est là un contre-pied intéressant de l’idée païenne chère aux Gaulois que trancher et conserver la tête des vaincus permettait de s’approprier leur énergie vitale et leur force procréatrice en les condamnant à une « mort suprême » qui les privait d’une seconde vie dans l’au-delà. Et c’est peut-être même cette pratique celtique, laquelle répugnait particulièrement aux Romains, qui est à l’origine des saints céphalophores. Comme le mentionne Bernard Dedet, les représentations sculptées de têtes coupées sur des stèles, dans des temples transformés en églises, les trophées momifiés enfin qu’on aura convertis en reliques ou bien l’absence des crânes dans certains sanctuaires du Nord de la France, de tels vestiges ont pu inspirer les légendes des saints céphalophores dont l’objet est de montrer, justement, que les pratiques païennes de décapitation ne sauraient priver le chrétien d’une résurrection. »

« L’échec de la quatrième croisade est invariablement attribué à la cupidité et au péché d’avarice. La ruée vers l’or byzantin a ruiné l’ambition de libérer Jérusalem. Assez lucidement, Rome ne sépare pas ce traumatisme de la grande mutation dans les sensibilités qui s’opère avec le développement de l’art gothique en France. Il est indiscutable, en effet, que l’Opus Francigenum est la célébration monumentale d’une alliance inédite en ces temps nouveaux: celle qui unit, sur les décombres d’une société féodale de l’honneur, le haut clergé séculier et la bourgeoisie des grandes villes au sein d’un État royal naissant. Or cet « art gothique » fait prévaloir une nouvelle morale axée sur le voir et l’avoir bien différente de la morale noble, mais aussi de l’introversion monastique de l’âge roman qui étaient tout entières dominées par la volonté d’être. La métamorphose liturgique, architecturale et iconographique qui en résulte est puissamment révélatrice de la révolution qui s’est opérée dans la façon de penser, de s’exprimer et d’agir. L’interpolation des symboles primaires de l’Invisible et du visible, de l’outre-monde caché mais divin qui transcende les apparences et de l’exhibitionnisme des valeurs séculières témoigne de ce renversement conceptuel. La dévotion gothique relève dans la forme et l’esprit d’une civilisation bien distincte de la civilisation romane tendue vers l’autre monde. A l’austérité succède, non sans résistance, le néo-pharisaïsme et la piété ostentatoire des grands bénéficiaires du bouleversement social. [D’un côté], la révolution qui s’opère dans le culte gothique correspond des points de vue architectural et liturgique à l’éclosion d’un besoin de voir pour croire. [Mais d’un autre côté], l’avarice, concupiscence des yeux ou désir effréné de tout ce qui se voit, est (désormais) présentée comme l’un des vices capitaux du Septénaire. Le changement de priorité dans la hiérarchie sociale des péchés est très instructif. Avec le déclin de la « société de la faide », condamner le péché d’orgueil s’efface devant l’urgence de dénoncer la menace que comportent les valeurs montantes de la bourgeoisie. Aux yeux d’Innocent III, cette menace s’est cruellement révélée comme l’élément perturbateur qui a dévoyé la quatrième croisade dans les deux sens du terme: les marchands de Venise ont corrompu les vétérans de la guerre sainte et sont parvenus à détourner l’expédition de son but, libérer Jérusalem, pour jeter les chrétiens les uns contre les autres. La prise de conscience, dans l’aristocratie guerrière, que l’Orient appartient maintenant aux marchands a définitivement gauchi la perspective et indique que les valeurs de la bourgeoisie montante sont en voie de supplanter les principes de la société féodale. »

« Le narthex, auquel on accède en descendant une marche symbolique, évoque les dangers d’une mort dont on ne revient pas. Car si le sens romain du lion androphage est seulement celui, funéraire, d’un génie psychopompe, dans l’art chrétien, il représente les puissances infernales : « Salva me ex ore leonis ! » implore le verset 22 du psaume 22 (21) qui se répercute dans un répons du dimanche de la Passion et rejoint par conséquent le sens de la figure de Daniel. Les lions qui épargnent le prophète, instruments de mort et de damnation, terrassent ceux qui conspirent contre les hommes de Dieu. Ils illustrent le triomphe du Juste promis à la résurrection. Le message est complété par le chapiteau des lions androphages dont les protomés sont séparés et dominés semble-t-il par un agneau qui opérerait alors la fusion de l’agneau pascal et de l’agneau de l’Apocalypse. Ainsi, dans ce narthex figurant la traversée du tombeau, tout évoque la damnation, et par contraste l’espérance de sortir du monde des ténèbres comme Daniel de sa fosse. Les queues enroulées des monstres infernaux à double corps sont une allusion aux nœuds du péché qui enchaîne à la géhenne à perpétuité. »

« Quand Michel Lauwers explique que dans le processus de monumentalisation des églises, les tours-porches faisaient écho aux tours princières et seigneuriales, c’est vrai, mais cela ne suffit pas à décrire l’exemple germinois. Souvent les clochers-porches opposaient aux donjons des seigneurs-châtelains le symbole d’une instance supérieure confondant paix capétienne et paix de Dieu. »

« C’est essentiellement à Michelet qu’on doit de voir en Louis VI un champion de la cause populaire contre les seigneurs féodaux. Cette mythologie républicaine, qui vient se greffer sur le rêve formé par Suger d’une « œuvre française », forge sublime d’un Etat pionnier au service de l’Église triomphante, ne correspond en rien à la réalité psychologique et politique. »

« Vers 1200, la seule monnaie d’or disponible en France est constituée des pièces rapportées de Terre sainte, d’Espagne musulmane ou de Sicile : besants du Royaume de Jérusalem, maravédis (dinars des Almoravides d’Espagne), tarins de Sicile. Aussi, quand les sources littéraires des XIe et XIIe siècles mentionnent des besants d’or, c’est invariablement pour évoquer un contact avec l’Islam: croisades, rançons, prises de guerre, soldes de mercenaires, rapines. »