Germigny-l’Exempt : le témoignage de Louis Roubet

"Un début en archéologie"
(édition critique: voir en notes)

Germigny Exempt temoignage Roubet

Il sera sans doute beaucoup pardonné à l’école du romantisme! Elle a tant aimé à redire les poétiques légendes, à réveiller les échos des sombres monastères, à armaturer de toutes pièces les preux chevaliers, à restituer les vieux donjons avec leurs archières et leurs mâchicoulis, que, féconde peut-être sans le savoir, cette école a par ainsi provoqué à l’étude spéciale de l’archéologie. Nous n’avons pas ici à développer cette thèse un peu paradoxale, ni à apprécier les principes, les qualités et les écarts des vaillants de 1830 ; mais on admettra volontiers que les romantiques, dans leurs tendances les meilleures, ont plus ou moins payé leur tribut à cette science, sans laquelle il n’est guère possible d’écrire exactement les intimités de l’histoire locale.

Les monuments sont des chroniques : Saxa loquuntur. Il fut donc une époque où il n’était point rare de rencontrer quelques essaims d’adolescents qui, à peine sortis des portes classiques d’Athènes, de Rome et même de Trézène, se laissaient captiver par cette voix mystérieuse qui promettait de diffuser la science. Plus d’un adepte alors s’empressait de déposer sur l’autel des néo-dieux quelques fruits de son cru, bien assaisonnés de technologie ou d’archaïsme, et suffisamment fardés de cette couleur locale quem isti amabant.

A cette époque aussi l’étude des beaux-arts antiques et historiques semblait devoir ouvrir à la pensée des horizons inconnus. De Caumont nous apprenait à épeler cette langue nouvelle et déjà aimée de l’archéologie. Prosper Mérimée, parti pour la conquête des monuments du Midi, promulguait ses bulletins qui ont encore aujourd’hui force de loi. Touchard de La Fosse écrivait ses voyages historiques des bords de la Loire; et, faisant appel à la nouvelle génération, une revue attrayante, L’Art en province, publiée par nos proches voisins, annonçait le magnus nascitur ordo[2]!

Il nous souvient toujours de la vignette qui illustrait l’entête du programme: un jeune volontaire de la science, prêt à l’escalade, y était représenté, sac au dos et croc en main; il était irréprochablement guêtré; sa tête était couverte d’une casquette à la Louis XI; les plus ardents disaient à la Pâques-Dieu!

Enfin, la presse nivernaise, que le Bourbonnais ancien empêchait de dormir, nous distribuait les livraisons de son Album qui étaient attendues chaque mois comme une révélation! Il n’est jamais trop tard pour confesser les péchés de jeunesse… Nous avions donc cédé à un entraînement bien pardonnable alors; et, sur la foi du bienheureux Album du Nivernais, nous avions formé le projet d’explorer notre vieille province. Livre en main, nous voulions chercher dans une description comparative les premières initiations à une science qui nous apparaissait remplie d’enseignements sérieux et de reflets poétiques.

Aujourd’hui, sans avoir la moindre prétention de faire de l’autobiographie, nous demandons au lecteur la permission de détacher comme d’un journal particulier ou inédit quelques pages rétrospectives qui résumeront, sous la forme subjective, ce que nous intitulons : UN DÉBUT EN ARCHÉOLOGIE et qui a quelque droit à faire partie de notre épigraphie historiale. Par un beau jour d’automne je partais de Nevers; je n’avais pourtant point complètement adopté l’uniforme que semblait recommander au touriste la vignette averno-bourbonnaise; mais j’étais muni d’une certaine dose de cette confiance joyeuse que saint Augustin prescrivait à l’homme studieux : Sine taedio et cum hilaritate.

Je voulais tout d’abord visiter le vieux Nivernais d’outre-Loire. La baronnie de La Guerche était mon objectif. Je m’étais donc prudemment procuré une lettre de recommandation à l’adresse d’un vénérable curé que la vieillesse avait contraint à discontinuer en partie le service du saint ministère dans une paroisse où il avait longtemps vécu et dans laquelle il voulait mourir. On m’avait dit avec Lamartine:

Qu’il avait vu passer ces longs jours de tempête

Où l’homme ne sait plus où reposer sa tête :

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Que la réflexion, la prière et l’étude

Avaient pétri ses ans dans leur froide habitude.

Je traversai donc la Loire au Bec-d’Allier, comme fit jadis le chroniqueur Froissard, et je me trouvai sur les terres du comte, en sa châtellenie de Cuffy.

Je saluai d’abord les ruines du château qui vit naître Marie d’Albret, et je pénétrai ensuite sous la voûte de l’ancienne église de Saint-Maurice, qui me livra deux inscriptions murales dont ne parlait pas L’Album; c’était déjà une conquête épigraphique; j’étais fier et parfaitement heureux.

Une heure s’était à peine écoulée, et déjà je frappais à la porte de la maison hospitalière où j’étais autorisé à me présenter. Une servante à l’aspect demi-monastique me vint recevoir; je lui confiai la lettre dont j’étais porteur; je fus ensuite introduit dans un vaste cabinet de travail, où je devais attendre M. le Curé, qu’on allait prévenir.

A peine étais-je entré que je commençai à perdre quelque peu de ma juvénile assurance. Malgré moi j’éprouvais cette vague trémulation que ressent l’étudiant appelé à subir quelque scabreux examen. Mes regards furtifs et incertains essayaient vainement de faire un rapide inventaire des choses diverses et inconnues qui étaient accumulées dans ce sanctuaire de l’étude; tout m’y semblait étrange et portait l’empreinte d’un autre âge.

Deux armillaires de cuivre ornaient une cheminée au-dessus de laquelle un grand christ de métal bruni par le temps, mais conservant encore quelques rares reflets de dorure, étendait ses bras sur une croix émaillée. Sur une vaste étagère étaient rangés divers objets auxquels il m’eût été impossible de donner un nom; ce n’est que plus tard que je retrouvai leurs similaires exposés dans les musées.

Dans un coin s’assombrissait un prie-Dieu, sur lequel reposait un chapelet monacal à grains énormes, et une tête de mort bien authentique, jaune et lustrée comme le vieil ivoire. De vastes rayonnages soutenaient de grands livres; les uns revêtus de basanes chagrinées et rouillées par le temps, les autres couverts de vélin, avec l’affirmation du pouce, avec le titre à demi éteint. Sous une table s’alignait une rangée d’in-folio; un d’eux avait été appelé au service; les autres portant, comme un panache, une touffe de signets de rappel, n’avaient point serré les rangs: c’était Moréri. Dans le trouble qui m’agitait, stultus ego et barbarus, je crus que le titre était du latin! Le tout formait un intérieur digne du pinceau flamand. Il ne manquait que l’alchimiste….. il allait venir ……

J’avais froid au cœur. Heureusement une lueur de frais azur vient frapper ma vue. J’aperçus sur une table la couverture fraîche et bleue qui protégeait les nouvelles livraisons de notre cher Nivernais! Je m’approchai, comme pour toucher la main d’un ami si fidèle! mais sur la même table un livre était entrouvert, et mes yeux, s’arrêtant au hasard, tombèrent sur cette sentence:  Ante judicium pone justiciam tibi. En marge une main avait annoté ces mots : L’ignorance des choses est une infirmité! Je sentais de plus en plus s’évanouir la dose de confiance joyeuse que recommandait le fils de Monique; quand le bruit de quelques pas et une voix claire mais sévère vinrent frapper mon oreille. J’entendis distinctement ces mots : — Allez, vous êtes un empoisonneur…

Au même instant, une porte que je ne soupçonnais pas glissa sur ses gonds, lente et silencieuse. Je me trouvai face à face avec le vieillard auquel j’étais recommandé. Il était de haute taille, maigre et presque rigide; sa figure portait l’empreinte de cette tristesse savante qui peut se traduire par: expérience ou désenchantement. J’ai longtemps gardé dans mes yeux le premier rayon de son regard investigateur. Bientôt pourtant la douceur de sa voix vint me convier à plus d’assurance. – Soyez le bienvenu, me dit-il, les extrêmes se touchent : j’aime la jeunesse et je suis vieux. Ne m’en voulez pas s’il ne m’est point permis d’offrir un visage plus riant à mes visiteurs, – les ans en sont la cause. – Hélas ! la règle de Grandmont est moitié prescrite pour moi; elle qui disait : Latam faciem eis pretende. – Veuillez croire néanmoins que je suis heureux de vous recevoir; cum gaudio eos suscipe… Asseyons-nous ici, in porticum causa loquendi. Je me laissai choir sur un siège à dosseret antique….. J’étais sur la sellette. Le silence est d’or : je laissai la parole à mon interlocuteur.

« La lettre que vous m’avez remise, me dit-il, m’apprend que vous vous intéressez à l’histoire de nos vieux monuments. Je vous en félicite; cette étude s’appelle, je crois, l’archéologie? Au seizième siècle, un archevêque de Cantorbéry avait déjà constitué dans la vieille Albion une société d’antiquaires. A Paris, en 1679, il existait aussi un collège archéologique; on a donc retrouvé le mot? Mais peut-être aujourd’hui n’est-on pas d’accord sur la définition. Cette science peut dans son amplitude embrasser les meurs, les coutumes, aussi bien que les monuments. Selon l’expression du poète normand elle doit:

« Remenembrer les ancessurs,

Les diz, les fais et les murs…»

Murs est là pour mœurs.

Je me pris à rougir profondément en recevant cet enseignement du vieux langage.

« L’archéologie, continua le vieil abbé, c’est le secret intime de tout ce qui a été apud patres nostros. Pour parvenir à la conquête de ce secret il fallait autrefois:

Des corridors obscurs, des nefs, des murs épais,

Qui versent sur le front le silence et la paix.

Aujourd’hui on a changé tout cela….. On a sécularisé tant de choses! Je m’en voudrais d’apporter quelque découragement à vos jeunes années; mais franchement, quand je vois un adolescent parler d’archéologie, il me semble assister à la première représentation d’Esther à Saint-Cyr. Monsieur Racine avait bien pourvu le frais visage de Mlle de Lostange d’une barbe superbe et grise; mais, en vérité, si Mme de Maintenon n’eût gardé son sérieux, toute l’illustre assemblée eût éclaté de rire à la barbe de Mardochée. »

En entendant ces dernières paroles, je portai involontairement la main à mon menton que le moindre duvet ne couvrait pas encore.

« Si pourtant, ajouta le sévère rhéteur, abordant des travaux pleins de séductions et de pièges, vous voulez tenter les premiers pas dans la périlleuse carrière, commencez par écrire quelques généalogies, quelques filiations seigneuriales avec les transmissions successives de leurs fiefs; c’est là sans doute œuvre de notaire, mais c’est un exercice qui prépare aux investigations, c’est un jeu de patience dont les pièces sont égarées et qu’il s’agit de retrouver; le tout ne tire pas à conséquence, le contrôle en est rare et difficile. Vous arriverez ensuite à la description des monuments. Il est permis à l’archéologue de nombrer tous les festons et toutes les astragales. Courage, un jour viendra où l’archéologie se trouvera codifiée. Vous arriverez ensuite aux chroniques locales, qui complètent et souvent rectifient l’histoire générale dont elles ne sont qu’une émanation. Courage encore, poussez l’histoire à bout; il y a si longtemps que les choses principales nous sont connues, arrivons aux accessoires, mêlons l’éclectisme à la chimie. En produisant vos faits historiques, gardez-vous de leur donner des proportions héroïques, gardez-vous surtout d’abuser du pittoresque, bien que de notre temps il soit fort à la mode! Je sais bien que votre Guy Coquille disait qu’il est permis à gentil esprit d’œuvrer plus délicatement les matières grossières et arides; mais tenez pour certain que le pittoresque éblouit la vérité. François de Maistre veut que les faits historiques ne soient point entourés d’un iris trompeur. »

Suspendant un instant son cours de doctrine, mon professeur improvisé me demanda quelques détails sur mon excursion de Nevers à La Guerche. Je fus très heureux de pouvoir justifier que j’étais suffisamment initié à certaines parties de l’histoire de la contrée; je répondis couramment que j’avais passé le bac au Bec-d’Allier, là où il était regrettable de ne retrouver plus les restes du château qu’un capitaine anglais, le bâtard de Montléon, avait occupé en 1388 avec quarante lances. Je dis que j’avais visité la belle église de Cuffy, classée par Touchard de La Fosse comme datant du treizième siècle, tandis que le Nivernais la fait remonter au douzième. Je n’oubliai point d’ajouter que j’y avais admiré ce curieux chapiteau qui représente le martyre d’un saint que le bourreau va poignarder. Enfin, je racontai que, plus fier que le maréchal de Montigny, j’avais escaladé les ruines du château de nos comtes. Pendant ma récitation archéologique, le vieil abbé essuyait lentement ses lunettes, puis laissant entrevoir un sourire équivoque:

« Je sais bien, dit-il, que vous venez de visiter le château de Cuffy, puisque je distingue à votre boutonnière un dianthus que vous y avez cueilli. Ce genre de caryophyllacée ne se rencontre que dans les anfractuosités des murailles des châteaux ou de Rosemont ou de Cuffy. Je sentis alors me monter au front une couleur plus vive que celle du malencontreux œillet. Je ne saurais dire si cette rougeur avait pour cause l’ignorance du fait pseudo-botanique qui m’était révélé, ou bien la remarque de ce port naïf qui distinguait ma boutonnière. »

Le cruel observateur ajouta: « Je vois aussi que vous connaissez exactement votre Nivernais, dont les fascicules s’étalent sur cette table. Hélas! puisque vous l’exigez, je dois rectifier quelques-unes de vos leçons historiques. Il n’y a jamais eu de castel au Bec-d’Allier. En tous les cas, il eût fallu le bâtir sur pilotis, comme sont les maisons que la nécessité de la besogne sur eau y a fait construire en les rapprochant le plus près possible du cours de la rivière. Il convient donc de lire Cuffy à la place de Bec-d’Allier. Si le chroniqueur Froissard a employé cette dernière désignation de lieu, c’est qu’il a voulu donner la préférence nominale à un point géographique plus facile à retenir. Dans les éléments de géographie on commence toujours par indiquer la source et la fin de chaque rivière, principium et finis.

Au surplus, Froissard s’est trompé lui-même sur l’origine du bâtard de Montléon. Celui-ci, né dans le Languedoc, était fils du comte de Toulouse; il n’était nullement capitaine anglais. Cette erreur ne constituerait-elle pas, en me servant d’un terme juridique, une charge contre le vieux chroniqueur dans l’inculpation qui lui a été adressée d’aimer avant tout l’anglischerie? Quant à l’église de Cuffy, tenez pour certain que sa construction se rapproche plus du onzième siècle que du treizième. Le fameux chapiteau dont est parlé provient de l’ancienne église de Baulne-lès-Cuffy. Son imagerie représente non pas le massacre d’un martyr, mais une rixe inter ludos. La tablette à rebord, les dés, l’enjeu marqué d’une croix, tout s’y trouve indiqué. Le symbolisme religieux faisait bien de se mettre de la partie, puisque dans certaines coutumes le prévôt disait : « Je ne ferai ja droit ne por le jeor ne por le receteor, si li jeor s’entretoient, car ne sont pas dignes. »

« L’examen de nos monuments religieux, reprit mon interlocuteur, doit, surtout au point de vue de l’art et de l’histoire, éveiller votre curiosité. Vous visiterez tout près d’ici l’église de Germigny-l’Exempt, qui vous ménage des surprises. Prenez garde de vous égarer en cherchant à fixer le caractère général du monument. Souvenez-vous que l’arcade si richement sculptée qui donne entrée du porche dans l’intérieur de la nef est un ouvrage de rapport et postérieur à l’exécution de l’église. N’y cherchez point les deux cariatides qui font l’objet des regrets d’Achille Allier[3], et de la restitution lithographique de votre Album; car elles n’ont jamais existé[4]. Le tympan de ce portail attirera surtout votre attention; il représente l’adoration des mages, c’est-à-dire en symbolisme la vocation des infidèles à la foi [5]. Le modillon [6] de gauche offre un personnage tenant entre ses mains le poisson sacré, souvenir des premiers temps du christianisme [7]. L’exécution est d’une exquise perfection. Je regrette, ajouta-t-il, de ne pouvoir vous accompagner pour vous faire visiter la plus intéressante église de mon canton; mais nous pouvons, si vous le voulez bien, aller examiner ma grande église du Gravier, dédiée à saint Étienne, protomartyr, Stephanus primicerius martyrum, comme le nomme saint Augustin. »

J’acceptai avec empressement l’offre qui m’était faite; j’osai même déclarer que Saint-Étienne du Gravier était une belle église ogivale… En entendant ce mot, le sévère critique se dressa tout-à-coup, grand de toute sa taille:

« Ogivale! s’écria-t-il, ogivale! Si l’œil est souvent le miroir de l’âme, l’oculus, la baie ou la fenêtre d’un monument, ne doit point en déterminer le véritable caractère architectonique; mon église, Monsieur, est du style roman le plus pur; son absidiole est du vrai Saint-Etienne de Nevers, Monsieur. Puis, adoucissant sa voix, c’est encore dans votre Album que vous avez puisé cette leçon, errare Album est. Hélas! comme ils ont martyrisé mon pauvre canton, vos modernes historiographes !….. Je préfère sincèrement Touchard de La Fosse, bien qu’il ait accompli ses voyages appuyé sur la baguette pliante d’Anténor plutôt que sur le bâton ferré d’Anacharsis; au moins il dit franchement : « J’ai passé à  La Guerche, il n’y a rien à voir dans cette ancienne baronnie….. Dupré, ce jour-là, faisait entendre sa voix dans le salon de Grossouvre….. »

– J’aime mieux ça !….. Pourquoi n’a-t-il point persévéré dans ses prémisses négatives?

Mais l’auteur des Bords de la Loire, se ravisant tout-à-coup, croit devoir donner en hors-d’oeuvre tout ce que le Nivernais venait d’apprêter sur l’histoire de nos contrées ligériennes. Or, comme sans doute il n’avait point été admis à entendre le fameux virtuose qui, un instant, avait été l’hôte du marquis de Las Marismas, il s’en venge en faisant battre les marais qui entouraient jadis la motte féodale de Cours-les-Barres par des vassaux auxquels il fait chanter le Pâ, Pâ, renotte Pâ, qui jadis avait été noté exclusivement pour assurer un calme repos à M. l’abbé de Luxeuil.

En vérité, en vérité, les seigneurs de Châtillon et de Courtenay, dont les familles ont donné un comte à Nevers et un empereur à Constantinople, « si jamais il leur est arrivé de reposer dans leur manoir de Cours-les-Barres, – avaient bien autre commandation à donner que de faire besogner au fait de la grenouille coassante….. Et je sais bien que Gaucher de Châtillon, en 1251, donnait sur ses redevances de Cuffy vingt livres annuelles pour acheter des chaussures aux pauvres : Pro sotularium pauperibus ! »

Un jour je me suis demandé très-sérieusement si par hasard, au Moyen Age, point n’était permis de les saisir à la pêche, ces batraciens à la chair blanche et molle, plutôt que de les gauler? — Hélas! les détracteurs de cette époque si mal interprétée persisteront-ils toujours à vouloir généraliser les singularités des usages féodaux?….. Michel Montaigne dit quelque part que bien des choses sont reçues et transmises comme vérité, qui n’ont d’autre mérite que leur barbe chenue et les rides qui les accompagnent. Ne conviendrait-il point d’appliquer sa leçon aux interprétations équivoques du régime féodal? Quand Guyot de Courvol prescrivait dans son testament : « que chacune année un sien varlet entrerait » en l’église monté sur un cheval, pour aller à l’offrande, » il ajoutait qu’il en serait fait ainsi, pour la gloire de Dieu » et celle du peuple. » Hélas ! aujourd’hui pourrait-on comprendre le sentiment d’une gloire ainsi géminée!

Le vieillard s’approcha de la table où, sous leurs enveloppes azurées, se cachaient les fascicules de l’Album du Nivernais; en voulant en retirer le premier qui s’offrait à sa main, il renversa un petit vase de poterie que je m’empressai d’aller relever avant qu’il n’eût roulé à terre.

« Cette urcéole, me dit-il, est un guttus, spécimen rare, belle conservation, bonne couleur samoënne;  il eût été regrettable de la voir se briser. Elle a été trouvée l’autre jour au milieu de débris que recouvre notre sol gallo-romain, dans un champ appelé Routy. »

J’osai, assez à l’étourdie, faire suivre immédiatement le nom du champ Routy, d’un vocable en latinité : Rutili campus….. J’avais été fort en thème.

Mon terrible professeur me dit avec bienveillance : « Le terrain qui conduit à l’étymologie est glissant, il est facile de s’y égarer. Entraînée trop souvent, tantôt par de naïves simplicités, tantôt par des subtilités trop ingénieuses, la grave Académie a pris le parti de condamner cette science comme puérile, sans doute parce que pour arriver au gite, souvent suspect, où se cache l’étymologie, il faut, comme dans les contes enfantins, passer par le chemin des épingles ou par le chemin des aiguilles. Mais pourtant, au risque de se piquer les doigts, nous ne saurions complètement bannir cette curiosité de l’histoire. Or donc, Routy, puisque vous le demandez, vient de Ruptus : « C’est, dit Guy Coquille, terre qui, dès longtemps n’a été labourée, esquelle y a apparence ou mémoire de culture. »

Je n’osais plus souffler mot, mais je tremblais comme sous le coup d’une vague appréhension; je voyais frissonner sous les droits décharnés de mon cruel maître les grandes pages de mon cher Album.

« Puisque nous parlons d’étymologie, ajouta-t-il, j’ai quelques petites rectifications à proposer au Nivernais. Fourchambault ne tire point son nom de fornax Ambaldi, mais bien de sa maison, focus vel Locus. J’ai là un monumentum du quatorzième siècle où l’on trouve précisément Foc Ambault; la lettre R, vous le savez, a été fréquemment introduite dans le glossaire pour donner à la prononciation une note plus sonore. Grossouvre semble venir de Grossa opera; mais autrefois on écrivait avec La Thaumassière Grossauve; sauve veut dire réservoir d’eau; la cause a dû subsister avant l’effet; c’est le cours d’eau qui a déterminé l’établissement où de toute ancienneté se travaillait le fer. Omery-les-Goths ne doit point son surnom à une colonie gothique venue exprès au cinquième ou au sixième siècle; écrivez Omery-lès-Gauds (Près d’Omery-lès-Gauds se trouve aussi Omery-lès-Strats qui nous est advenu pour la mort de Johet et Préaul des Barres, jadis nos frères) ; et lisez le Roman de la Rose, vous y verrez que Gauds veut dire bois, de même que Gauthier signifie bûcheron. Quant à Germigny-l’Exempt, son cognomen lui a été donné par la petite rivière qui traverse son territoire; l’abbé de Marolles nous donne au douzième siècle Germigny-l’Exempt en Laissan, et Guy Coquille nous offre Germigny-l’Exempt en Laixant. J’en suis vraiment désolé pour les historiens amis des franchises municipales, mais, des dix-sept châtellenies du Bourbonnais, Germigny-l’Exempt, primitivement nivernais, était précisément la moins favorisée sous le rapport des exemptions [8]. Vous lirez un jour cela dans les coutumes de nos provinces….. C’est peut-être moins amusant que le Roman de la Rose

L’histoire, ajouta-t-il, est comme la Sibylle : elle ne livre ses secrets que feuille par feuille, et souvent il s’y mêle la confusion. Omery dont est parlé était du diocèse de Nevers; il ne doit point être confondu avec Osmery, situé dans le diocèse de Bourges. Antoine de La Marche, qui a glorieusement fait partie du grand conseil de Philippe-le-Bon, n’a jamais fait hommage devant la tour du châtel de Germigny-l’Exempt. Le Castrum Renaldi dont il était seigneur faisait partie de Burgondia et non de Borbonia [9]. Je lis que le fief de Château-Renaud était en 1620 dans la famille des barons de Lange, et peu après dans celle des Bonneval; il est permis de protester contre le peu après. Car c’est en 1525 que le fief advint à Bon de Lange par son mariage avec Isabeau de Château-Renaud; il n’échut à César de Bonneval qu’en 1775, après son mariage avec la fille d’Hilarion de La Frézelière.

Mais le besoin du pittoresque se faisait sentir, il fallait intéresser le lecteur en ressuscitant ne sais quel Bonneval, qui était mort depuis trente ans, parce que dans sa vie d’aventure il avait assisté à la bataille de Peterveredin, qu’il avait ceint le turban et laissé des mémoires apocryphes. Enfin, je vous l’ai déjà dit, n’abusez point trop des teintes pittoresques; sur la page 181 que j’ai sous les yeux, en moins de quelques lignes, je découvre, des maisons blanches, des eaux argentées, des tours se dessinant en gris violet sur un fond d’azur, des pitons bleuâtres. Je ne puis me sauver que par un vert chemin! Trop de couleurs ! trop de couleurs ! »

« Allons, maintenant, fit l’impitoyable critique, allons visiter mon église ogivale ! » et il prit un bâton semblable à celui que l’iconographie met aux mains des rois mages. Et moi je le suivis d’un pas obéissant et incertain; hélas ! je sentais s’évanouir une à une mes juvéniles illusions….. je regrettais presque d’avoir entrepris ce voyage au pays inconnu, et furtivement j’arrachai le naïf dianthus qui brillait à ma boutonnière. Nous traversâmes un jardin abondamment pourvu de fleurs et de plantes officinales. Près de la porte et sur le grand chemin se tenait un homme petit de taille mais haut en couleur, qui tournait son chapeau gris entre ses doigts; il attendait M. le curé à sa sortie. Celui-ci, surpris de cette rencontre, s’écria : « Vous encore ici, maître empoisonneur! Allez, je vous pardonne, mais gardez-vous désormais de sophistiquer ma boisson! » Le bonhomme s’inclina profondément et disparut. Puis, s’adressant à moi, le digne abbé ajouta: « Je regrette de m’être laissé aller à un moment d’emportement contre cet homme. Est-ce qu’à mon âge on devrait avoir toujours confiance aux choses d’ici-bas ? »

Une curiosité assez naturelle me fit m’enquérir du cas qui avait motivé l’accusation toxicologique. J’appris que le bon curé n’était parvenu à la longévité exceptionnelle qu’il avait atteinte que grâce aux observances d’un régime méticuleux et sévère; depuis bien des années, il avait adopté l’eau de la Loire pour unique boisson; deux fois par semaine l’homme au chapeau gris avait mission de renouveler la provision. Or, il était arrivé que le jour précédent, l’infidèle pourvoyeur, au lieu de puiser l’eau salutaire dans le cours pur du fleuve, l’avait prise inconsidérément dans un endroit où déjà l’Allier venait d’opérer son mélange; peut-être avait-il supposé que M. le Curé ne saurait point reconnaître la liqueur traîtresse! Inde irae.

Sur notre chemin, nous longeâmes le mur d’un cimetière au milieu duquel apparaissait une grande croix: « C’est là, au pied de cette croix, me dit-il avec une résignation toute chrétienne, que bientôt viendront s’éteindre mes dernières aspirations temporelles… s’il peut m’en rester encore!… La poussière de cette terre recouvrira un peu de poussière. Mes prédécesseurs, ajouta-t-il, avaient au moins, après leur mort, le privilège de reposer à l’ombre du sanctuaire. … Mais tout change, jusqu’aux tombeaux. »

Nous pénétrâmes dans la vieille église déserte à cette heure et presque sombre. Absorbé dans un profond recueillement, mon cicerone semblait se remémorer quelques souvenirs des temps passés; j’imitais son silence en le suivant pas à pas. L’écho de la voûte répétait par intervalle le vague frôlement qui trahissait notre présence; mes yeux cherchaient en vain sur la nudité des grands murs et sur les dalles blanches quelques inscriptions commémoratives ou sépulcrales… Je n’apercevais que la lueur pâle de la lampe qui brûlait près de l’autel comme pour affirmer le mystère de l’éternité. Je suivais toujours la marche lente du vieillard, tantôt dans la nef et dans le sanctuaire, tantôt dans les retraits et dans les chapelles. Enfin, il me ramena au point d’où nous étions partis, et là comme il devinait ma vague déception:

« Dans cette vaste église la dévotion ne court point le danger de se voir réduite exclusivement au sentiment artistique. Il n’y a rien ici, n’est-ce pas, me dit-il, rien à voir dans l’intérieur de ce monument ?….. M. Touchard n’eût point dit autrement !….. Mais rien c’est bien peu ! Je serais vraiment désolé si le jeune touriste qui m’est recommandé s’en retournait sans avoir trouvé à tailler son crayon ou sa plume archéologique. Ne perdons point courage. Si la science n’a pas encore trouvé d’objectif pour lire dans les planètes, elle nous a donné le microscope; il peut nous être permis d’observer les infiniment petits. Accordons d’abord, dit-il, un coup d’oeil au pourtour de notre Saint-Étienne, et, comme in dominica palmarum, nous reviendrons demander au temple qu’il nous ouvre ses portes. »

Le cicerone continua ainsi :

« Je ne veux point vous faire aujourd’hui de la monographie pierre à pierre, mais vous remarquerez comme les arêtes vives de ces assises offrent de toute part de violentes craquelures. La rubéfaction qui les colorent çà et là témoigne suffisamment que la maison de Dieu a dû un jour subir l’action destructive des flammes. Si vous interrogez les habitants de ces contrées sur la cause de cet incendie, ils vous répondront invariablement que c’est le feu du ciel qui l’a déterminé en tombant sur le clocher, ainsi que pareil malheur est arrivé à l’église de Germigny-l’Exempt en 1773 [10].

Le feu qui a enveloppé le saint édifice ne venait pas d’en haut, il était soufflé par Calvin… Vous êtes le premier auquel je veuille confier ce secret historique… Faire oublier les injures et les folies de l’histoire est peut-être encore une vertu chrétienne et sacerdotale… Je suis le seul à connaître les graves injurias ab haereticorum furore illatas, incendiá, spoliatione, el bonarum vexatione personarum… que ces contrées ont eu à subir.

Mais passons. Je recommande à votre étude cette image de la Mère du Sauveur incrustée dans la muraille; c’est une imago clypeata; elle provient de l’ancien prieuré qui était attenant à l’église.

Le sol qui nous entoure n’a qu’à s’entrouvrir pour restituer des débris d’un autre âge. Voici dans ce soubassement un fragment de frise provenant, avec la brique à rebord qui l’enserre, de quelque monument païen.

Après l’incendie, quand on procéda hâtivement à la réfection du pignon de ce transept, l’ouvrier, pour éviter les frais, se servit des matériaux qu’il avait sous la main; voilà pourquoi la muraille se trouve comme échiquetée de pierres blanches et de pierres de grès. Ces grès de rapport ont été empruntés aux nombreux sarcophages qui se pressaient autour de l’église… La pierre qui renfermait les morts, dressée et brisée avant le suprême réveil, s’élève ainsi avant eux jusqu’à la voûte du sanctuaire !

Mais nous voilà devant ma bonne abside romane, avec ses modillons capricieux et son cordon de billettes. Ces modillons pourront vous fournir deux pages de descriptions interprétatives; plusieurs portent des dessins graffités; mais méfiez-vous des séductions du symbolisme; on a une tendance trop marquée à prêter aux maîtres imagiers des intentions d’éclectisme qu’ignorait leur ciseau. Le symbolisme ingénieux peut s’égarer comme la linguistique, qui a trouvé, pour la revendication de quelques origines celtiques, près de quatre cents vocables qui tous signifient eau, aqua. Et le tout semble aller de source.

Enfin voici la fameuse fenêtre ogivale qui a causé la méprise de votre Album; elle date de 1464, et éclaire la chapelle seigneuriale; elle a remplacé la baie étroite dont on aperçoit encore l’arcature primitive.

Nous étions arrivés sur le côté méridional du monument. Je demandai à mon cicerone par quel motif on avait incrusté dans la muraille, l’un au-dessus de l’autre, deux petits cadrans solaires : – Il me semble, ajoutai-je, que, soumis aux mêmes lois gnomoniques, un seul eût dû suffire.

Le vieillard se prit à sourire et répondit : – Si pareille remarque eût été faite en la bonne ville de Saint-Saulge, sans doute quelques esprits gaulois n’eussent point manqué d’assurer que ces deux cadrans avaient été ainsi placés pour le cas où l’un des deux viendrait à s’arrêter. — Mais voici l’explication que vous cherchez :

En 1640, quand, après la mort d’Étienne de Tenon, on voulut peindre la ceinture funéraire dont on aperçoit encore çà et là quelques vestiges, on commença par le côté qui regarde l’occident pour finir à l’aspect du midi; or, il arriva que, dans son déploiement, la litre rencontra le premier cadran. Fidèle à la devise suzeraine des Gonzague, elle ne voulut ni reculer ni dévier; le cadran primitif fut alors absorbé sous une couche d’enduit et de peinture. Mais si les seigneurs hauts-justiciers avaient droit de faire poser litre, les sujets avaient droit au soleil; pourquoi il leur fut restitué un second cadran. Depuis, le temps a délité l’enduit et lavé la peinture, voilà pourquoi vous voyez apparaître aujourd’hui deux cadrans superposés. Les styles de fer ont disparu, fatigués d’indiquer les jours qui passent, honteux peut-être de marquer les heures présentes.

Nous étions revenus sous le vieux porche qui précède l’église. — Voilà, dit-il, le receptorium ubi paenitentibus publice legebantur. Il devint plus tard le par louer aux bourgeois; le temps où le caprice des hommes ont respecté le modeste portique. Tel qu’il est, il plaît encore à l’archéologue; il a servi au moins à protéger les peintures héraldiques qui depuis deux siècles s’écartèlent sur le tympan de ce portail.

Au-dessus d’un blason posé à l’antique, vos yeux distingueront encore quelques petites taches de rouille: ce sont les têtes de clous que posa Guy Descolons, notaire au sceau des criées de Nevers, quand, le 2 juin 1663, il vint mettre et attacher un panonceau aux armes du roi, pour marque de la saisie de la quatrième baronnie du Nivernais.

Les nobles seigneurs Tenon de La Guerche et Tenon de Fonfay étaient au nombre de ces bons et beaux esprits que la légende de Saincaize avait la prétention poétique de faire vivre au temps qui vient!

Ces excellents amis de l’abbé Berthier et de maître Adam,

De bien vivre savaient l’usage

Et célébraient le bois tortu,

tant et si bien que Fonfay vendait en 1656, aux Morogues, le fief seigneurial qui existait dans sa famille depuis 1438, et que La Guerche voyait sa baronnie adjugée par décret, en 1668, à Henry Régnier de Guerchy.

Nous avions à peine franchi de nouveau le seuil de l’antique église que le visage du vénérable prêtre me sembla avoir pris une étrange animation : sa taille s’était redressée, sa voix était devenue sonore; le vieil Éson avait rajeuni. Ce n’était point l’avenir que sa bouche allait dévoiler, c’étaient encore les choses des temps passés. Il parla ainsi :

« Sion deserta facta est! Vous l’avez dit, il n’y a plus rien, rien pour le touriste qui aime le pittoresque et les descriptions faciles. Le temps et la malice des hommes ont tout emporté, jusqu’à ces tituli qui avaient l’orgueilleuse prétention de fonder une vaine perpétuité. Les familles nobles ou roturières, que ces monuments pouvaient intéresser, ont disparu; leurs descendants ont été dispersés, entraînés pêle-mêle dans cette autre confusion que l’on nomme la civilisation. Le culte des ancêtres est tombé en oubli comme stérile et importun.

Cependant, grâce à un labeur qui pour beaucoup semble aussi ingrat qu’insipide, il me serait permis de réveiller ici bien des morts qui reposent en paix dans l’éternelle nuit. Je pourrais publier les aumônes d’autrefois, elemosinas enarrabit omnis ecclesia sanctorum, et revêtir la nudité de ces murs avec les pieuses inscriptions qui demandaient au voyageur une prière, une mémoire! Je pourrais encore recomposer le dallage de ces chapelles avec ces belles pages de pierre ou étaient gravées quelques seigneuriales portraitures.

Cette dalle sur laquelle vous marchez offrait jadis une pieuse inscription; aujourd’hui, à demi usée par le pied des passants, elle ne présente plus en relief que ce morceau de silex osseux et résistant. C’est là qu’en 1662 fut inhumé un digne serviteur de Dieu, Gilles de Rouvière, chapelain de la vicairie de La Guerche. Il avait demandé « que son corps fût déposé près du benoitier de cette église, ut lavaretur et super nivem dealbaretur, et qu’il fût mis une tombe de pierre de taille où seraient inscrites ses volontés dernières. »

Cette autre dalle que le ciseau du tailleur de pierres a reblanchi recouvrait la sépulture de la famille Rodrigue (Marie Rodrigue était sans doute soeur de Louis, qui figure le premier dans la généalogie établie par l’auteur de la Faïence et les Faïenciers de Nevers. Cardot (Philibert) était probablement frère d’Achille, aussi le premier nommé dans la généalogie de cette famille.). – Le 27 septembre 1671 était inhumée dans le tombeau de ses ancêtres Marie Rodrigue, femme de Philibert Cardot; elle avait légué dix-huit livres aux pauvres et cent livres pour fonder une messe à perpétuité, « et afin que son intention fût notoire, elle avait prescrit qu’il fût mis en ung endroit de l’église une épitaphe contenant la présente donation. »

Les Rodrigue et les Cardot étaient deux familles exerçant l’art de la faïence. C’est sur leur indication que les Conrade, de Nevers, venaient en cette paroisse, extraire dans un champ qui touche au cimetière le sablon propre à la confection de leurs produits céramiques. A droite, au-dessus du banc de la fabrique, s’élevait un charmant édicule en pierre d’Apremont, orné de listels dorés; il renfermait une inscription qui rappelait que François de Montolon, seigneur d’Auverbilliers et de Notre-Dame des Vertus, alors baron de La Guerche, avait été un des bienfaiteurs de cette paroisse.

En face se voyait aussi une mémoire qui apprenait à tous, présents et à venir, que Cosson, lors lieutenant au bailliage de La Guerche, avait fait une pieuse fondation, laquelle estait recommandée aux soins de la fabrice.

Plus loin, contre ce pilier, était incrustée une pierre sur laquelle on lisait que Bartholemée Borotot avait fondé, moyennant cent six livres, une messe à perpétuité. Sur l’autre pilier, qui constituait avec le premier ce que l’on appelait alors le canal de l’église, se lisait une épitaphe qui mentionnait que l’an 1634, Marguerite de Letre, veuve de prudent homme Gervais Dupuis, du pays de Beauvoisis, avait fait rente de trente sols au denier seize au profit de l’église de céans, afin qu’il fût chanté annuellement un Libera sur sa sépulture. Hélas, l’ouragan de 93 a emporté tous ces monuments que l’on disait avoir été élevés par le fanatisme. Un jour sans doute, quand viendront à s’écrouler ces murs de terre, ces édifices vulgaires qui avoisinent cette église, l’oeil indifférent pourra retrouver dans les décombres les débris de ces inscriptions dont le sens échappera au lecteur.

Cette chapelle dans laquelle nous pénétrons a été fondée en 1674 en l’honneur de sainte Reine, par René Pellaut, lieutenant du bailli de La Guerche.  Une grande tabula murale remémorait que le 11 janvier 1686 avait été inhumé l’honorable fondateur, en présence de messire Dubost, curé de Saint-Etienne du Gravier, et de Guillaume Chauvet, prêtre, curé de Saint-Ursin de Bourges, qui avait conduit le corps dudit Pellaut, lequel était décédé en ladite paroisse, le 9 janvier, au logis de l’Escole.  Le 27 février 1705 s’ouvrait le même tombeau; c’était pour recevoir le corps d’Etienne Pellaut, fils du fondateur, notaire baronnial, qui avait pris le nom de Saint-Aignan après avoir acquis de l’abbesse de Nevers les biens dépendant de l’ancien prieuré de Saint-Aignan du Gravier.

Cette autre chapelle qui, en 1622, à la suscitation du révérend frère Barbier, prieur des Jacobins de Nevers, échangea son vocable de Notre-Dame contre celui de Saint-Jean que portait la chapelle seigneuriale, renferme la voûte ou care sépulcrale de la famille Chamorot. Le premier qui y fut inhumé fut Pierre Chamorot, ci-devant chirurgien des hôpitaux, camps et armées du roi Louis XIII, et le dernier fut Louis Chamorot d’Auvernay, époux de Marie-Louise Gascoing de Bernay, décédé au commencement de 1740; il était alors maître particulier des eaux et forêts et l’un des échevins de Nevers. La ville avait coutume d’acquitter les frais des honneurs funèbres qu’elle rendait à ses échevins décédés en fonctions. Aussi Parmentier s’étonne-t-il de ne point trouver mentionnés dans les comptes de la cité les frais des funérailles de notre conseiller-échevin; il ignorait que la mort surprit Louis Chamorot en cette paroisse du Gravier, dans son fief d’Auvernay, qui lui avait fourni une qualité nobiliaire.

Nous voici dans la chapelle seigneuriale. Au milieu du quinzième siècle, Jean de Bar la répara dans le style du temps, et fit placer à l’entre-croisement des nervures de la voûte le blason à fasces retiercées que vous pouvez distinguer encore. Le caveau sépulcral qui résonne sous nos pas fut sans doute établi à la même époque; il fut ouvert et profané en 93; mais ce n’est pas en ce lieu qu’avaient été inhumés les premiers barons de La Guerche. Suivant un usage religieusement adopté par les puissants seigneurs des contrées circonvoisines, ils demandaient la sépulture à Notre-Dame de Fontmorigny, et prenaient soin avant leur mort de fonder leur obit dans ce pieux monastère. C’est donc à l’ombre de ce couvent, qui fut protégé par nos rois, par nos comtes et par Richard Coeur-de-Lion lui-même, que sont venus successivement reposer: – Arnulphus Rufus de Guiercie Miles, — Andréas Trossebois de Gyrciâ, – Fracta-Spatha et Hebbo, son frère, — Willehme des Barres et Pierre et Odon des Barres….. Noms guerriers et féodaux qui se réveillent à nos oreilles comme un bruissement de vieilles armures, et qui nous font rêver à ces temps si riches en événements chevaleresques.

En 1626, les seigneurs de Salles, bien qu’ils eussent aussi dans cette paroisse leur chapelle castrale, obtenaient le droit de sépulture dans le caveau, « à la condition que les armes et ceintures funèbres qu’ils souhaiteraient établir autour de la chapelle seraient gravées ou peintes au-dessous de celles du seigneur haut-justicier. » Sous le badigeonnage de ces colonnes on retrouverait encore l’azur, la fasce engrelée et les étoiles d’or du blason de cette famille qui possédait la seigneurie de Salles depuis 1371, et qui finit par tomber en quenouille au milieu du dix-septième siècle. En 1681, Antoine de Bonnet, sieur de La Violière et de Salles, était inhumé dans cette chapelle. En 1707, on y déposait Anne de Violière de Salles, qui avait épousé de La Barre, seigneur de Gérigny.

Cette énorme pierre blanche qui ferme l’entrée du caveau et qui conserve encore l’empreinte des anneaux de fer qui servaient à la mouvoir se soulevait pour recevoir le corps d’une enfant, âgée seulement de quelques mois, et qui était décédée à La Guerche le 28 mai 1710. C’était la fille de Louise-Jeanne de Marion de Druy et de Louis Regnier de Guerchy. L’aubépine était alors en fleur et Guerchy était en Catalogne, où ses fonctions de lieutenant-général l’avaient appelé pour le service du roi. Enfin, c’est ici qu’avant d’arriver à sa dernière étape funéraire fut exposé, en chapelle ardente, le corps de Jean des Barres, seigneur de Bois-Rosère, que Thomas, abbé de Fontmorigny, était allé quérir au-delà des mers. Le preux chevalier avait en 1260 quitté le fier manoir qui, dans les bois voisins, dissimule aujourd’hui sous des ronces ses ruines et son ancien nom de Bois-Roserain (Aujourd’hui Bourrain.). Il s’en était allé volo solvendo mourir à Nicosie, à cette époque où les nobles seigneurs ne cherchaient que la gloire dans ce monde et récompense dans l’autre.

Sous cet inter-transept et dans ce sanctuaire sommeillent, confiants dans le Seigneur, fidentes in Domino, les prieurs et les abbés qui, pendant plus de huit siècles, ont exercé le saint ministère dans cette paroisse. Leurs œuvres, sans doute, auront été agréables à Dieu; mais les hommes ont oublié et leurs noms et leurs bienfaits. « Le monde, a dit Bernardin de Saint-Pierre, n’honore que des vertus de théâtre et des victoires d’un moment; les prêtres sont pourtant les enfants de leur siècle comme les autres hommes. » Le plus ancien qui nous soit connu est Hugo Gercie, presbyter. Il figure comme témoin in charta Rainaldi Nivernensis filii Guilelmi comitis pro Fonte Morigniaco 1182. Gardez-vous de compter ce Renaud de Nevers parmi les comtes de Tonnerre, comme on l’a fait mal à propos. Il était fils puîné de Guillaume III, comte d’Auxerre et de Nevers, auquel succéda Guillaume IV, son fils aîné.

Simon fut aussi un de nos antécesseurs. En 1312 il s’adressait à l’abbé de Plain-Marche, de Plano-Pede, pour qu’il voulût régler le conteste qui allait surgir entre lui et les coustres de Saint-Cyr, ses co-décimateurs. Ici est inhumé Queyrias, qui fut archiprêtre de Montfaulcon. Là repose Jean Messonnier, qui décéda le 12 février 1746, après avoir pendant vingt-six ans administré celle paroisse. Hic jacet magister Germanus Mace Nivernensis dioecesis, in jure canonico baccalarius. Il avait reçu sa collation le 15 octobre 1652.

Cette pierre blanche du Veuillin recouvre la dépouille mortelle de religieuse personne Nicolas Dupuis, qui rendit son âme à Dieu le 2 janvier 1647. Il avait par testament fondé deux services à perpétuité; et afin que la fondation fût notoire à jamais, il avait prescrit qu’il fût placé en un lieu propre, en ladite église, une épitaphe gravée sur la pierre. Il faisait en même temps don à l’église de « six cuillers d’argent pour en estre fait des burettes sur lesquelles serait inscrit son nom ». Ses volontés furent accomplies; mais les burettes ne figuraient point dans l’énumération des objets en argent, dépouilles du fanatisme, qui furent enlevés à l’église et apportés à la séance de la Société populaire de La Guerche le 5 frimaire an II.

Près de Dupuis est inhumé Nicolas Dubost, son neveu, qui, en 1656, déjà acolyte en l’université de Bourges, produisait ses aydes et moyens afin de continuer ses études et de se faire promouvoir aux ordres sacrés. Il prenait possession de la cure de Saint-Étienne du Gravier en 1660 et mourait en 1705.  Du côté de l’épître fut inhumé Sylvain d’Albée qui, en faisant procéder en 1707 à la réfection du dallage de cette église, a causé aux épigraphistes des regrets qui durent encore. Du côté de l’évangile reposent deux frères, Guillaume et Philippe Bernardon. Le premier consacra si bien toutes ses ressources à rebastir son église bruslée et de tout ruynée par ceulx de la religion prétendue réformée, qu’il se trouvait en 1575 dans la nécessité de se pourvoir en portion congrue. Le second disait adieu à ce monde en 1615. Mais pourquoi réveiller davantage le nom des morts ? Ils sont tous là, les anciens serviteurs de cette église; et sous la froide pierre qui les recouvre ils peuvent encore participer aux fruits des sacrifices, aux prières qui perpétuent le ministère qu’ils remplissaient pendant leur vie. »

Ayant dit ces mots, le vieillard se laissa tomber à genoux et après une courte mais fervente prière nous quittions la maison de Dieu. J’avais écouté avec un respectueux intérêt les choses diverses que le digne prêtre m’avait révélées avec ce sentiment de vérité qui prêtait un charme particulier à ses réminiscences tour à tour douces ou légèrement amères. Il me semblait qu’il avait vécu aux époques qu’il venait de parcourir, et je me disais : il est donc vrai que l’archéologue, en frappant de sa baguette magique des restes muets et des cendres refroidies, peut encore faire jaillir des étincelles, comme fait l’acier sur le caillou. Je ne savais comment adresser mes remerciements à mon cicerone. Il me vint bien sur les lèvres le virgilien Felix qui potuit, mais je me rappelai avec plus d’à-propos un autre texte latin et je dis : Labia sacerdotis custodient scientiam, et legem requirent ex ore ejus. (Malach., II, 7.) Les lèvres du prêtre garderont la science et l’on cherchera la loi de sa bouche. Hélas! répondit mon interlocuteur, la science que vous sous-entendez est sans doute l’archéologie; eh bien! je vous dois une confession : c’est que dans l’esprit de l’archéologue il se cache presque toujours un orgueil immense et intime, c’est d’avoir pu dégager quelques inconnues, c’est d’avoir découvert des infiniment petits, c’est enfin de connaître ce que nul autre ne connaît, et de dire ce qui n’a pas été répété depuis bien des siècles d’oubli. En vérité, je ne sais si ce culte de l’érudition égoïste est défaut ou vertu ? Juvenal des Ursins aurait dit : « Or ne peut-on oncques scavoir ni avérer le cas. »

La bienveillance que me témoignait le vieil abbé m’autorisait à lui adresser diverses questions auxquelles il ne manquait point de satisfaire. Chemin faisant, je lui demandai à quel usage était destiné ce petit vase gallo-romain appelé guttus et qui avait failli être brisé dans son cabinet de travail.

« Le guttus, me dit-il, servait à verser goutte à goutte l’huile destinée à l’entretien de la lampe. Le spécimen que je possède était, s’il vous en souvient, déposé bien près des fascicules de votre cher Album du Nivernais. Juvénal a dit que pour écrire l’histoire, il faut user beaucoup d’huile, oleum plus….. Voyez, sans m’en douter, je viens de faire du symbolisme par occasion. » Comme il apercevait au loin l’homme au chapeau gris qui semblait venir à notre rencontre: « Que me veut donc mon aquarius? fit-il. Est-ce que, par hasard, il prétendrait encore me prouver que l’eau de la Loire est absolument même chose que l’eau de l’Allier, parce que l’une et l’autre coulent sur le sable ? » L’aquarius s’approcha respectueusement: « Monsieur le Pasteur, dit-il, je vous apporte une petite pièce de cuivre que j’avais oublié de vous remettre ce tantôt… Ce n’est qu’un rouge liard; mais il date de loin, et vous tenez à ces choses-là, et à l’eau de la Loire. »

M. le Pasteur, après avoir examiné d’un coup d’œil rapide et sûr le cuivre qui lui était présenté, s’empressa de me le communiquer. Comme je lisais d’un côté le millésime 1597, et de l’autre côté roi de France, j’en conclus hautement que c’était une monnaie de Henri IV. Le vieil abbé ouvrit lentement sa bourse pour en retirer une pièce de cinq francs, qu’il mit dans la main du bonhomme, hésitant et confus; puis il ajouta : Cet homme croit pourtant à ma générosité, et je n’ai fait que lui remettre la valeur de son rouge liard. — C’est un double tournois qui porte pour exergue : CHARLES X, ROI DE FRANCE. 1597.

Nous étions rentrés dans le jardin qui précédait la maison, et je m’enquérais du nom de quelques arbrisseaux qui s’y trouvaient.

« Cette solanée sarmenteuse et épineuse, me dit-il, se nomme le liciet. Comme cet arbrisseau croît en abondance sur le mont Golgotha, nos savants modernes en ont conclu que la couronne d’épines qui fut posée sur le front du divin Maître avait été cueillie sur le liciet. A cette investigation transcendante, combien, dans sa naïve expression, est préférable ce passage tiré du sublime drame de la Passion : « Sur le mont du Calvaire, un courtis il estait, ung soudard » à ses mains prit l’espine vers la haie, et brisa liga si en fit un capiel. »

Je m’arrêtai ensuite devant une belle gerbe de coreopsis. Hélas ! je ne sais pourquoi le fameux jardin des racines grecques me vint en mémoire, et je m’avisai de dire que cette fleur avait emprunté la moitié de son nom au mot grec corê, qui veut dire jeune fille. « Ouais ! répliqua mon impitoyable professeur, ce n’est point à l’œil velouté de sa corolle, mais bien à la forme de ses graines, que cette fleur doit son nom. Il vient, non pas de corê, mais de coris….. grecum est nihil velare….. Coris veut dire punaise! Après une pause: « Jeune homme, ajouta-t-il, attendons encore quelque temps pour débuter en archéologie. »

NOTE : Ici se termine le récit fantaisiste de cette rencontre imaginaire entre Roubet et son personnage de curé. Nous avons renoncé, malgré les erreurs grossières semées dans tout le texte, à rectifier ce qui ne concernait pas directement Germigny-l’Exempt. Or Louis Roubet ajoute à ce récit un chapitre consacré aux litres des villes et des villages du canton, où figure Germigny-l’Exempt. Nous le reproduisons ci-dessous, et nous l’annotons:

II Germigny-l’Exempt

La châtellenie de Germigny-l’Exempt, primitivement nivernaise [11], fit partie ensuite pendant bien des siècles du domaine des sires de Bourbon. Le connetable qui, au faict de guerre, ne permettait point que nul fût plus hardi que lui à l’assaut, trouva la mort en eschellant les murs de Rome. Mais ne cherchons pas autour de l’église les armoiries de l’illustre batailleur; car, après sa mort, la cour des pairs, par l’organe du chancelier Duprat, déclarait Charles de Bourbon atteint et convaincu du crime de lèse-majesté, rébellion et félonie, et il ordonnait que ses armes et enseignes seraient rayées et effacées dans toutes ses châtellenies. La litre que nous retrouvons porte l’écusson de la famille Brissonnet, qui a donné un chancelier-cardinal, des évêques à Saint-Malo, à Nîmes, à Toulon, et des archevêques à Reims. Cette ceinture funèbre avait été placée lors du décès de Bernard Brissonnet, marquis d’Oisonville, seigneur de Germigny-l’Exempt et de Château-Renaud, où il avait transporté sa demeure châtelaine après l’avoir fait construire sur les dessins de Mansard (sic!) [12]. Ses armoiries, qui figurent aussi sur le portail couvert et avancé qui remplace l’ancien pont-levis du château, sont d’azur, à la bande componnée argent et gueule, chargée sur le premier compon d’une étoile d’or, el accostée en chef d’une étoile de même.

Notes

[1] Ce texte est extrait du rapport de la séance du 11 avril 1872 de la Société nivernaise des lettres, sciences et arts. Louis Gaspard Roubet est né à Nevers le 6 février 1810. Il fait ses études aux collèges de Nevers, puis de Bourges et monte à Paris à 18 ans passer le concours de l’École polytechnique auquel il est recalé. Il s’engage aussitôt dans l’artillerie, mais il est rapidement réformé. Il s’inscrit alors à la Faculté de Droit et devient notaire à Decize. Le 4 mars 1852, il est nommé juge de paix à La Guerche avec le soutien du parti clérical. Il meurt le 26 avril 1889. Dans le texte, Roubet se présente à deux reprises comme un « adolescent », imberbe de surcroît. Quel âge a-t-il? Seize ans environ puisqu’il est censé venir de Nevers et non de Bourges. Ce qui place le récit vers 1826 au plus tard. Or Louis Roubet relate cette anecdote en séance publique au printemps de 1872, soit 46 ans plus tard. Il va donc de soi que les propos du curé (dont on escamote commodément le nom et la paroisse), s’ils n’avaient pas été totalement inventés, ne pourraient pas présenter un tel caractère de précision. Bien plus probablement, ce personnage de curé est un alibi qui permet à Roubet d’accuser par procuration les auteurs du Nivernais de raconter n’importe quoi: « Je vois aussi que vous connaissez exactement votre Nivernais… Hélas! … je dois rectifier quelques-unes de vos leçons historiques », « Puisque nous parlons d’étymologie, ajouta-t-il, j’ai quelques petites rectifications à proposer au Nivernais », « N’y cherchez point les deux cariatides qui font l’objet des regrets d’Achille Allier, et de la restitution lithographique de votre Album; car elles n’ont jamais existé », « la méprise de votre Album », « c’est encore dans votre Album que vous avez puisé cette leçon, errare Album est » (les latinistes apprécieront cette lourde acrobatie macaronique qui, dans l’esprit de Roubet, signifie sans doute qu’il est dans la nature des auteurs du Nivernais de se tromper).

[2] Raccourci d’un vers célèbre tiré de la quatrième églogue des Bucoliques de Virgile: « Ultima Cumaei venit iam carminis aetas; Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo. Iam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna, Iam nova progenies caelo demittitur alto. »

[3] Encore une fois, la chronologie adoptée laisse perplexe. Il semble que la description et la gravure d’Achille Allier, décédé le 3 avril 1836, ont été publiées à titre posthume dans L’Ancien Bourbonnais en 1837 et de là, reprises dans Le Nivernais: Album historique et pittoresque, Volume 1, Nevers, 1838, p. 193-94. Ainsi, page 240 du tome II de L’Ancien Bourbonnais (1837), dans la partie intitulée « Voyage Pittoresque », au milieu d’un florilège d’erreurs (ex.: « la ville eut beaucoup à souffrir des guerres de religion » – l’auteur confond avec Germigny-sur-Loire), on signale que les statues-colonnes ont disparu: « On y voyait pour cariatides, comme à Avraux (Vereaux),  deux figures allongées aux draperies sévères. » L’Album du Nivernais (1838), à la suite de L’Ancien Bourbonnais (1837), explique:  « Les colonnes ont des sculptures élégantes sur leurs chapiteaux; aujourd’hui l’artiste cherche vainement auprès d’elles les deux caryatides qui les accompagnaient autrefois. » Or la date de publication jette la suspicion sur le texte de Roubet. En effet, en admettant que la rencontre de Roubet avec son curé se soit déroulée vers 1826, il est impossible qu’ils aient eu connaissance à cette époque d’une publication qui ne verrait le jour que dix ans plus tard !

[4] Nous sommes ici, comme le ton l’indique sans ambiguïté, dans l’affabulation gratuite. Si, contrairement à ce qu’affirme André Guy dans le Bulletin de la Société d’Émulation du Bourbonnais du premier trimestre 1950, rien ne permet d’affirmer qu’Achille Allier (1807-1836) « a vu ces statues » parce qu’il « les a dessinées en 1838 » (il est mort en 36!), rien ne permet d’affirmer non plus qu’elles n’ont jamais existé. Et même, une série d’éléments laisse clairement supposer le contraire: ainsi les tenons des niches, les contours très nets dus à des siècles d’usure, et le fait qu’Achille Allier – s’il n’a pas vu les statues en personne – se soit senti tenu d’essayer de les reconstituer, très certainement en s’inspirant des témoignages des habitants de Germigny-l’Exempt. Un élément supplémentaire, tout à fait décisif, consolide cette hypothèse, c’est qu’Achillle Allier n’avait aucune notion de lecture typologique. Or la reine de Saba et le roi Salomon s’insèrent dans le programme iconographique avec une cohérence impeccable, et qu’il aurait été bien incapable d’inventer. Nous sommes donc tout à fait persuadés que les statues ont existé.

[5] Le thème du tympan n’est pas l’« Adoration des Mages », mais le mystère de l’Incarnation, qui légitime l’autorité de l’Église à l’époque même où la doctrine de la transsubstantiation devient le pivot de toute la politique ecclésiale. L’Annonciation et l’Adoration sont subordonnées à la représentation de la Vierge en Majesté, trône de Sagesse (« Sedes Sapientiae »), et figure de l’Église, ici réduite au sens d’institution pontificale (concernant cette restriction d’acception sous l’influence de la réforme grégorienne dès 1100, voir l’analyse de J. Baschet). L’Adoration des Mages évoque en l’occurrence l’hommage du pouvoir temporel à l’autorité spirituelle sous la forme d’une métaphore eucharistique des monnaies, et non la « vocation des infidèles à la foi ». Au reste, si l’on s’en tient à Tertullien, ce ne sont évidemment pas les « infidèles » qui ont « vocation à la foi chrétienne », mais les païens, ce qui n’est pas la même chose. Les infidèles ont choisi une autre voie en pleine connaissance de cause, tandis que les païens errent par ignorance (même si les meilleurs d’entre eux ont l’intuition de la Sagesse, comme la reine de Saba, ou la prémonition de l’Incarnation à venir, comme la Sibylle dans ses oracles et Virgile dans sa quatrième églogue). Le curé de Roubet, ce savant théologien qui s’avère incapable de reconnaître ne serait-ce que le thème de l’Incarnation à Germigny-l’Exempt, s’affirme définitivement comme une création romanesque d’une invraisemblance pénible.

[6] Console ornementée.

[7] Nous avons tenté une explication du personnage au poisson dans les Trois Deniers de Gaspard. Ce qu’on peut tenir pour certain, c’est qu’il ne s’agit ni d’un signe du zodiaque ni d’un fleuve du paradis. Sans doute faut-il y voir une allusion à l’Ichtus de la Sibylle et à la métaphore baptismale. Cette console répond certainement à celle d’en face qui représente, peut-être, Virgile écrivant la quatrième églogue, ce qui aurait le mérite de la cohérence.

[8] C’est en gros exact. L’Exempt est une déformation de Lexant, aujourd’hui Luisant, le ruisseau sur lequel Germigny-l’Exempt est bâti. Aucun rapport avec  d’hypothétiques exemptions en dépit de ce que pensent Jacques de Font-Réaulx (Pouillés, 1962) ou Mme Michaud-Fréjaville. Aucun rapport non plus avec un prétendu « château du Luisant » qui n’a jamais existé, malgré les affirmations d’un géographe du CNRS, Roger Brunet, dans un de ses livres. Il y a sur la commune de Vereaux une exploitation très ancienne dotée d’une maison de maître qui était autrefois décorée, suivant l’usage villageois, du nom de « château ». On lui donnait le nom du Luisant parce qu’elle est établie à la source du ruisseau. Il n’y a jamais eu de château-fort à cet endroit. Le château était à Germigny-l’Exempt et la châtellenie de Germigny-l’Exempt dominait l’aristocratie locale. Il est donc impensable que Germigny-l’Exempt ait tiré son nom d’un château situé à Vereaux, et encore plus d’une ferme.

[9] Passage complètement absurde qui témoigne d’une ignorance totale du statut de Germigny au Moyen Âge. Germigny-l’Exempt, bourbonnaise dès le Xe siècle, quoique confiée à Alard de la Roche après le siège de 1108, était retournée aux Bourbons par mariage au début du XIIIe siècle. Jamais on n’a prétendu que Germigny-l’Exempt ou Château-Renaud appartenaient à la Bourgogne. Ces terres ont toujours été considérées comme bourbonnaises, même après la disgrâce du connétable en 1541. Réintégrée au duché de Bourbonnais, sa patrie naturelle, Germigny-l’Exempt figure jusqu’à la Révolution dans les Coutumes générales et locales du pays de Bourbonnais. Elle aura donc été officiellement bourbonnaise pendant plus d’un demi-millénaire, et toujours vue comme telle sous l’Ancien Régime, nonobstant le jeu intermittent des confiscations et des échanges anecdotiques. Sur l’histoire détaillée, se reporter aux Trois Deniers de Gaspard.

[10] C’est exact. L’incendie qui ravagea l’église Notre-Dame eut lieu le jeudi 28 janvier 1773 entre 15 heures et 21 heures. La foudre frappa le clocher qui était en bois. L’abbé François Glaut, curé de la paroisse, y vit un châtiment divin destiné à punir dans son orgueil une population impie qui était cependant très fière de l’aspect de son église. La date de 1772 que Deshoulières a ramassée chez Fleury (1904), et qui est reprise par tout le monde depuis 1932, est évidemment fausse, comme du reste tout ce qu’on trouve dans Fleury (Gabriel Fleury situe Germigny-l’Exempt dans la Nièvre, donne du portail les dimensions d’un portillon de colonne Morris, parle d’une bulle d’Eugène III de 1143, alors que celui-ci ne sera pape qu’en 1145, place l’incendie en 1772, antidate le tympan d’un siècle, n’identifie pas l’Annonciation – « on  voit un ange et une femme debout tenant un livre » (sic!) –, etc.)

[11] C’est faux, et probablement dicté par le chauvinisme de clocher, Roubet écrivant pour une société savante du Nivernais. En fait, la réalité est exactement inverse : Germigny, qui appartenait au haut Moyen Âge à Sainte-Croix d’Orléans, a visiblement sollicité au Xe siècle la protection des Bourbons, de crainte de tomber sous la coupe de Landry, comte de Nevers, qui était le rival d’Archambaud. Cette opération interne au diocèse biturige a certainement été facilitée par l’archevêque Dagbert de Bourges, qui était lui-même un Bourbon. De sorte que Germigny n’a que tardivement, brièvement et anecdotiquement appartenu à la maison de Nevers, sous Hervé IV de Donzy, pour retourner au Bourbonnais à sa mort par le mariage d’Archambaud IX de Bourbon avec Yolande de Châtillon.

[12] Encore une fois, c’est absolument faux.  Château-Renaud a été construit dans les dernières années du XVIIe siècle, sur les assises d’un château-fort, par Joseph Lingré, architecte du roi, dans un style sobre mais de grande qualité qui effectivement évoque la manière de Mansart. Mais il est invraisemblable d’imaginer que Mansart aurait pu s’occuper de Château-Renaud. Lingré, qui était originaire de Nevers, est surtout connu comme maître d’œuvre du couvent des Ursulines de Bourges. Château-Renaud est classé monument historique.